Loi, valeurs, démocratie, laïcité, éducation, désobéissance civile…

Lois et valeurs

La morale avance souvent des « valeurs » présentées comme absolues, définitives, destinées à s’imposer à tous. Elle est volontiers totalitaire et dominatrice : celui qui se tient pour plus moral que les autres croit  souvent avoir le droit d’imposer ses vues à tous.

À la morale et son impérialisme, le philosophe Clément Rosset oppose l’universalité limitée de la loi. La loi seule, en effet, a pour vocation de s’imposer à tous. Pas la morale. La loi interdit ou oblige à quelque chose de précis, pas à quelque chose de général et de vague.

Les valeurs morales, dans nos démocraties libérales, on les choisit personnellement, librement. On se les impose à soi-même (on en témoigne en les vivant), on ne les impose pas à autrui. La loi, elle, est le fruit de la recherche d’un consensus, d’un accord, le plus large possible (au minimum majoritaire) auquel chacun doit au final obéir.

La relation éducative fait exception : les parents, quand ils éduquent, ne conditionnent pas simplement l’enfant à respecter les lois, ils cherchent aussi à témoigner de leurs valeurs et à les transmettre (le jeune, en grandissant, se situera librement par rapport à celles-ci). Vivre une vie a la hauteur de ces valeurs morales donne à leurs yeux une forme de dignité.

L’école peut être considérée comme un prolongement de l’oeuvre éducative des parents : ils ont le droit de choisir une école qui correspond aux valeurs qu’ils veulent inculquer à leurs enfants (ou une école de l’État qui donne une éducation neutre, « laïque »). L’article 26, alinéa 3 de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme stipule ce droit  :  « Les parents ont, par priorité, le droit de choisir le genre d’éducation à donner à leurs enfants. »

Valeurs et laïcité

La laïcité de notre société permet de gérer pacifiquement la multiplicité des systèmes de valeurs auxquels adhèrent les citoyens, et leur confrontation. Elle est définie de la façon suivante sur le site officiel du gouvernement français :

« La laïcité repose sur trois principes et valeurs :

– la liberté de conscience et celle de manifester ses convictions dans les limites du respect de l’ordre public,
– la séparation des institutions publiques et des organisations religieuses,
– l’égalité de tous devant la loi quelles que soient leurs croyances ou leurs convictions. »

Au départ, la laïcité, est un héritage du siècle des Lumières (18e siècle) et de la Révolution Française : le refus de voir une religion imposer son système de valeurs à une société et à des citoyens qui ne sont pas nécessairement croyants ou adhérents à cette religion. Il s’agit de séparer Église et État et d’assurer que les lois sont décidées non par les autorités religieuses, mais par les représentants du peuple (le mot « laïcité » vient du mot grec « laos », le peuple).

D’une part l’État garantit la possibilité pour tout citoyen de pratiquer la religion de son choix (ou de n’en pratiquer aucune), mais d’autre part il empêche les religions d’imposer leurs vues au nom d’une vérité qu’elles prétendraient posséder.

L’Etat garantit également la liberté d’expression qui autorise autant de critiquer une religion que de la défendre.

La laïcité implique que les agents de l’État (les enseignants des écoles officielles, par exemple), dans l’exercice de leurs fonctions, restent neutres dans ces matières, qu’ils n’affichent aucun signe religieux ou irréligieux, n’expriment aucune opinion personnelle sur ces questions. D’une part, cette neutralité permet d’être « au-dessus » de la mêlée et consolide l’autorité de ces agents. D’autre part, cette neutralité garantit l’indépendance des religions par rapport à l’État.

Dans nos sociétés sécularisées où la religion s’efface, d’autres idéologies que les religions cherchent imposer leurs vues au nom de leur vérité ou de leur supériorité morale. L’exigence de laïcité implique que cette prétention soit combattue.

Et la désobéissance civile ?

Et si la loi est jugée injuste ? Si elle heurte à ce point des valeurs essentielles que l’on estime nécessaire de la transgresser ?…

De nombreux citoyens ou groupes de citoyens estiment qu’alors sa transgression s’impose. Pour faire évoluer la loi. C’est Rosa Parks qui refuse d’obéir aux lois de ségrégation raciale qui obligeaient les noirs à céder leur place à des passagers blancs dans les bus.

Plusieurs critères sont généralement avancés pour que la désobéissance civile puisse être considérée comme défendable du point de vue démocratique :

  • avoir une vocation collective (on ne transgresse pas la loi pour son seul intérêt personnel),
  • avoir un but pacifique,
  • être non-violente,
  • renvoyer à un principe moral « supérieur »,
  • accepter la sanction que la transgression implique.

Souvent les activistes qui ont recours à la désobéissance civile oublient cette cinquième condition et réclament que leur transgression de la loi ne soit pas sanctionnée au nom de la supériorité morale de leur combat. C’est difficilement défendable du point de vue démocratique et laïque. De plus l’acceptation de la sanction ne fait-elle pas partie du témoignage de celui qui recourt à la désobéissance civile ? Ne lui donne-t-elle pas encore plus de force ? Ne permet-elle pas de faire avancer plus vite l’évolution souhaitée de la loi ?

Elargissements : quelques prises de position philosophiques

Le philosophe allemand Friedrich Nietzsche invite, dans Le Crépuscule des Idoles, à philosopher à coup de marteau contre la morale : non pour fracasser les valeurs, constructions arbitraires que souvent les humains absolutisent (comme des idoles), mais pour les faire tinter et en donner à entendre le creux, la fausseté (comme est fausse une note de musique). :

« Quant aux idoles qu’il s’agit d’ausculter, ce ne sont cette fois pas des idoles de l’époque, mais des idoles éternelles, que l’on frappe ici du marteau comme d’un diapason — il n’est pas d’idoles plus anciennes, plus sûres de leur fait, plus enflées de leur importance… »

Friedrich Nietzsche, Le Crépuscule des Idoles, 1888.

Le nihiliste moralisateur, pour Nietzsche, refuse que le monde est comme il est : lui reste-t-il une autre alternative que de prendre, comme Calimero, son baluchon et de chercher une porte de sortie ?

Clément Rosset, philosophe français récemment décédé, critique également le jugement moralisateur et l’indignation qui souvent l’accompagne. Leur principal défaut est de mettre en veilleuse la réflexion :

« La disqualification pour raisons d’ordre moral permet d’éviter tout effort d’intelligence de l’objet disqualifié, en sorte qu’un jugement moral traduit toujours un refus d’analyser et je dirais même un refus de penser – ce qui fait du moralisme en général moins l’effet d’un sentiment exalté du bien et du mal que celui d’une simple paresse intellectuelle. »

Clément Rosset, Le Démon de la Tautologie, 1997.

Le philosophe Paul Feyerabend étend l’exigence laïque à la séparation entre l’État et la Science. En effet les scientifiques, souvent, pensent détenir des « vérités » à imposer (alors que le philosophe Karl Popper considère que c’est la réfutabilité d’une théorie qui garantit sa scientificité) :

« Mais la science règne encore en maître. Elle règne en maître parce que ses praticiens sont incapables de comprendre des idéologies différentes, et ne veulent pas composer avec elles ; parce qu’ils ont le pouvoir d’imposer leurs désirs ; et parce qu’ils se servent de ce pouvoir exactement comme leurs ancêtres se servaient de leur pouvoir pour imposer le christianisme aux peuples qu’ils rencontraient au cours de leurs conquêtes. C’est ainsi que si un Américain peut bien aujourd’hui choisir la religion qu’il veut, on ne lui permet pas jusqu’à nouvel ordre d’exiger que ses enfants apprennent à l’école la magie plutôt que la science. Il y a une séparation entre l’Église et l’État, il n’y a pas de séparation entre l’État et la Science.

Et cependant la science n’a pas une plus grande autorité qu’aucune autre forme de vie. Ses buts ne sont certainement pas plus essentiels que ne le sont ceux qui servent de guides aux membres d’une communauté religieuse, ou d’une tribu unie par un mythe. En tout cas, ces buts n’ont aucun intérêt à restreindre les vies, les pensées, l’éducation des membres d’une société libre, où chacun devrait avoir l’occasion de faire son propre choix et de vivre selon les croyances sociales qu’il trouve les plus acceptables. C’est dire que la séparation de l’Église et de l’État doit avoir pour complément la séparation de l’État et de la Science (…).

La séparation de la Science et de l’État peut être notre seule chance de vaincre la barbarie forcenée de l’âge technico-scientifique et d’accéder à l’humanité dont nous sommes capables sans l’avoir jamais pleinement réalisée.  »

Paul Feyerabend, Contre la méthode, 1975, trad. B. Jurdant et A. Schlumberger, Ed. du Seuil, pp. 337-338.


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