Du choix apparemment impossible au choix selon la volonté intelligente : analyse des actes I et II du Cid de Corneille

L’intrigue des Acte I et II

Se « nouent » des intrigues pour chacun des personnages principaux (Intrigue classique : un problème se pose, comment va-t-il être résolu ?) Les « intrigues » sont reliées entre elles, elles ont un effet les unes sur les autres. L’infante est plutôt extérieure à l’action : elle en est témoin. Mais, comme elle est également amoureuse de Rodrigue, elle est une témoin « impliquée ».

  • Intrigue pour Chimène et Rodrigue : leur amour va-t-il déboucher sur un mariage ?
  • Intrigue pour l’Infante : amoureuse de Rodrigue, elle renonce à cette passion pour lui préférer son devoir (elle ne peut épouser qu’un prince de son rang). Sa passion amoureuse se transforme en bienveillance : elle cherche à unir Rodrigue et Chimène.
  • Une seconde intrigue modifie la donne : Rodrigue doit venger l’honneur de son père, l’honneur familial, en tuant le père de Chimène. Il hésite, il décide, puis le fait.
  • Troisième intrigue : Chimène demande justice au Roi. Que va-t-elle obtenir comme justice ?
  • Et l’Infante se remet un peu à espérer. 

Les Valeurs

Les personnages (particulièrement les personnages masculins) appartiennent à la noblesse guerrière et plusieurs valeurs guident leur action :

  • Des valeurs guerrières : la vaillance (vertu dont fait preuve le guerrier courageux face au danger) ; la bravoure (courage guerrier, vertu mêlée de grandeur et de générosité) ; la fidélité (en matière féodale : la capacité de tenir son engagement envers le suzerain).
  • Le « cœur », dans cette pièce n’a pas une valeur affective, il n’est pas le siège du sentiment amoureux, mais le siège de la volonté: il renvoie au courage du guerrier.
  • L’honneur et la gloire résultent des actions militaires réussies. L’honneur est une qualité morale : une personne est « honorable » quand elle agit « bien » avec ce qu’elle est (elle est à la hauteur de ce qu’elle est). Cela suppose une reconnaissance sociale du groupe auquel elle appartient : le « bien » est en effet défini par une norme sociale. La personne « honorable » jouira alors de l’estime d’autrui.
  • La gloire est la renommée positive, c’est reconnaissance par la société de la grandeur de quelqu’un. En latin, on emploie le mot « fama » (c’est pour cela que quelqu’un est « fameux » quand il est glorieux). D’où le contraire de la gloire: l’infamie.
  • Le devoir est plus important que la « passion » amoureuse (pour Chimène, pour Rodrigue, pour l’Infante). « Passion » vient du latin « pati » (du grec « pathein ») = subir, souffrir (même origine pour le mot « patience » : capacité d’endurer le mal, la douleur, le fait que le bien tarde à venir). La « passion » s’oppose à « l’action » qui résulte de la volonté: la passion, c’est ce qu’on ne maîtrise pas à l’intérieur de soi (les sentiments, les émotions, les pulsions : colère, le désir, la joie, la tristesse, l’amour, la frustration, le dégoût, le goût…). Au contraire le devoir mobilise la volonté des personnages qui leur permet d’agir contre ce à quoi poussent les passions.
  • Attention ! l’orgueil du père de Chimène n’est pas une valeur (le Roi est très critique à son sujet) : il mène à l’abaissement, à la colère, à la jalousie, à la violence… La vertu/qualité contraire dont l’orgueil est le défaut est la magnanimité au sens premier du terme : la grandeur d’âme qui amène quelqu’un à essayer de faire de « grandes choses » (magna = grand / anima = âme, principe vital). Le contraire, c’est la pusillanimité qui est une forme de lâcheté quand une personne n’ose pas se lancer dans un « grand » projet (pusilla est un terme péjoratif qui signifie « nain », « très petit » ; diminutif de « pusus », garçonnet). La qualité contraire à la pusillanimité est l’humilité.

 

Analyse du monologue de Rodrigue (Acte I, scène 6)

Nous pouvons imaginer Rodrigue, au début de la pièce, comme un adolescent proche de devenir un homme : il n’est pas encore marié (il s’y prépare), il n’est pas encore entré dans la carrière militaire conforme à son rang.

Confronté à un « choix cornélien » (un « choix apparemment impossible qui le tiraille entre l’amour et le devoir de venger l’honneur familial bafoué), il va devoir apprendre à choisir. « Apprendre à choisir » : n’est-ce pas l’un des principaux apprentissages de l’adolescence ?

Pour ce faire, il va passer par plusieurs états d’âme. La division en six strophes de son célèbre monologue en témoigne. Corneille y utilise quatre longueurs de vers : octosyllabes, décasyllabes, alexandrins (le retrait du vers indique sa longueur).

I : Prostration, abattement

        Percé jusques au fond du cœur

D’une atteinte imprévue aussi bien que mortelle,

Misérable vengeur d’une juste querelle,

Et malheureux objet d’une injuste rigueur,

Je demeure immobile, et mon âme abattue

        Cède au coup qui me tue.

    Si près de voir mon feu récompensé,

        Ô Dieu, l’étrange peine !

    En cet affront mon père est l’offensé,

    Et l’offenseur le père de Chimène !

Après qu’il a reçu l’épée (le « fer ») de son père et la mission de tuer le père de Chimène, Rodrigue exprime son état d’intérieur par des mots forts qui renvoient et à la destinée d’un guerrier et à une mort intérieure : « percé jusques au fond du cœur », « atteinte mortelle », « immobile », « âme abattue », « coup qui me tue ». Son ressort vital, sa volonté (le cœur), est mort, immobile. Ne restent que les mots pour exprimer ce constat.

II : Déchirement, combat intérieur, passivité

        Que je sens de rudes combats !

Contre mon propre honneur mon amour s’intéresse :

Il faut venger un père, et perdre une maîtresse :

L’un m’anime le cœur, l’autre retient mon bras.

Réduit au triste choix ou de trahir ma flamme,

        Ou de vivre en infâme,

    Des deux côtés mon mal est infini.

        Ô Dieu, l’étrange peine !

    Faut-il laisser un affront impuni ?

    Faut-il punir le père de Chimène ?

Cette prostration, cet abattement, n’est pourtant pas total : Rodrigue « sent » des mouvements intérieurs contradictoires à l’intérieur de lui : un déchirement entre sa passion amoureuse et son sens de l’honneur. La strophe, comme toutes les strophes de ce monologue, s’achève sur le nom aimé : « Chimène », signe de l’intensité extrême de la passion amoureuse.

Il faut noter que sa situation reste essentiellement passive : il constate ce qu’il subit intérieurement. Son intelligence, pourtant, ne disparaît pas entièrement : il est capable d’un jugement (« Des deux côtés mon mal est infini »). Mais ce jugement intellectuel l’empêche de choisir parce qu’il débouche sur un choix impossible : « Entre deux maux il faut choisir le moindre », dit la sagesse populaire… mais ici les deux maux sont infinis…

III : Ressassement et réflexion

        Père, maîtresse, honneur, amour,

Noble et dure contrainte, aimable tyrannie,

Tous mes plaisirs sont morts, ou ma gloire ternie.

L’un me rend malheureux, l’autre indigne du jour.

Cher et cruel espoir d’une âme généreuse,

        Mais ensemble amoureuse,

    Digne ennemi de mon plus grand bonheur,

        Fer qui causes ma peine,

    M’es-tu donné pour venger mon honneur ?

    M’es-tu donné pour perdre ma Chimène ?

La troisième strophe répète largement la seconde. Rodrigue reste enfermé dans le dilemme, balance entre les deux possibilités. Les deux questions finales montrent toutefois que l’intelligence commence à prendre le pas sur les mouvements intérieurs passifs.

Notons toutefois que les mouvements intérieurs qui l’agitent ne sont pas du même ordre : la passion amoureuse relève de l’affectivité (elle est passive) alors que le sens de l’honneur est une adhésion de la volonté à une valeur (elle est donc active). Il arrive qu’un être humain ne désire pas ce qui a pour lui le plus de valeur… Mais que se passera-t-il lorsque l’intelligence prendra conscience qu’une pulsion intérieure prend le pas sur l’attachement à une valeur ? L’être humain, alors, ne rejettera-t-il pas la pulsion ?

IV : Première décision : fuite vers la mort

 

        Il vaut mieux courir au trépas.

Je dois à ma maîtresse aussi bien qu’à mon père :

J’attire en me vengeant sa haine et sa colère ;

J’attire ses mépris en ne me vengeant pas.

À mon plus doux espoir l’un me rend infidèle,

        Et l’autre indigne d’elle.

    Mon mal augmente à le vouloir guérir ;

       Tout redouble ma peine.

    Allons, mon âme ; et puisqu’il faut mourir,

    Mourons du moins sans offenser Chimène.

Face à un « choix cornélien », dans une situation impossible, l’être humain choisit souvent la fuite (suicide, conduite à risque, alcool, drogue…). C’est ce que fait ici Rodrigue se découvrant coincé face à un horizon où tout est mal.

V : Sursaut vital… Grâce… Brusque libération et dénouement : émergence de la volonté profonde

        Mourir sans tirer ma raison !

Rechercher un trépas si mortel à ma gloire !

Endurer que l’Espagne impute à ma mémoire

D’avoir mal soutenu l’honneur de ma maison !

Respecter un amour dont mon âme égarée

        Voit la perte assurée !

    N’écoutons plus ce penser suborneur,

        Qui ne sert qu’à ma peine.

    Allons, mon bras, sauvons du moins l’honneur,

    Puisqu’après tout il faut perdre Chimène.

Le point d’exclamation qui clôt le premier vers n’est pas celui exprimant l’intensité de la pulsion amoureuse qui achevait la première strophe. Il est celui de la volonté profonde et de l’intelligence (de la « raison ») qui miraculeusement, dans le néant de l’attirance pour la mort, prend le dessus.

La volonté, l’attachement volontaire et fidèle à la valeur familiale, l’emporte. Cette victoire de la volonté sur la passion/pulsion amoureuse permet également le déploiement de l’intelligence : Rodrigue comprend et peut rationnellement conclure.

Dans tous les cas il a perdu Chimène :

      • s’il tue le perd de Chimène, il la perd ;
      • mais s’il ne venge pas l’honneur familial, il est déshonoré et Chimène ne peut épouser un homme déshonoré qui n’est plus estimable ;

Et la conclusion logique s’impose : un seul choix permet de ne pas tout perdre. Et il préserve la valeur que veut la volonté profonde.

 

VI : Examen de conscience et diligence

        Oui, mon esprit s’était déçu.

Je dois tout à mon père avant qu’à ma maîtresse :

Que je meure au combat, ou meure de tristesse,

Je rendrai mon sang pur comme je l’ai reçu.

Je m’accuse déjà de trop de négligence :

        Courons à la vengeance ;

    Et tout honteux d’avoir tant balancé,

        Ne soyons plus en peine,

    Puisqu’aujourd’hui mon père est l’offensé,

    Si l’offenseur est père de Chimène.

Rodrigue ne se contente pas de choisir, il revient en arrière sur le déroulement de ce qui s’est passé en lui pour identifier le « bug » qui s’y est logé. Cette capacité de relecture intérieure, c’est le sens premier du mot « religion » : re-legere : (se) re-cueillir, devant nos valeurs (nos « dieux ») pour distinguer, dans le déroulement de sa vie, le mauvais fruit du bon fruit et « cueillir » ce dernier. Le verbe « lire » a la même étymologie : il s’agit de cueillir (legere) le fruit du texte qui nous est soumis.

Ne pas avoir ce souci « religieux » du meilleur, c’est faire preuve de « négligence » (nec-legere : ne pas cueillir, passer à côté de ce qu’il y a de bon à choisir et à faire).

Rodrigue doit maintenant passer à l’acte qu’il a décidé avec… « diligence » : rapidement, sans traîner, sans se laisser détourner par ce qui le distrairait (di-legere : cueillir ce qu’il y a à cueillir à travers les éventuels obstacles, les éventuelles distractions qui pourraient nous détourner de ce qu’il y a à faire).

« Chimène » reste pourtant le dernier mot du texte : comme s’il désignait l’obstacle maintenant écarté.


Bien entendu, nous ne serons pas nécessairement soumis à un choix semblable à celui de Rodrigue, mais ce monologue peut nous aider à mieux identifier ce à quoi nous serons confrontés dès que nous aurons à faire des choix difficiles.

Mots-clefs :

Vaillance – Bravoure – Fidélité – Cœur – Courage – Volonté – Honneur – Gloire – Estime – Devoir – Passion – Magnanimité – Choix – Valeur – Raison

     Percé jusques au fond du cœur

D’une atteinte imprévue aussi bien que mortelle,

Misérable vengeur d’une juste querelle,

Et malheureux objet d’une injuste rigueur,

Je demeure immobile, et mon âme abattue

        Cède au coup qui me tue.

    Si près de voir mon feu récompensé,

        Ô Dieu, l’étrange peine !

    En cet affront mon père est l’offensé,

    Et l’offenseur le père de Chimène !


        Que je sens de rudes combats !

Contre mon propre honneur mon amour s’intéresse :

Il faut venger un père, et perdre une maîtresse :

L’un m’anime le cœur, l’autre retient mon bras.

Réduit au triste choix ou de trahir ma flamme,

        Ou de vivre en infâme,

    Des deux côtés mon mal est infini.

        Ô Dieu, l’étrange peine !

    Faut-il laisser un affront impuni ?

    Faut-il punir le père de Chimène ?


        Père, maîtresse, honneur, amour,

Noble et dure contrainte, aimable tyrannie,

Tous mes plaisirs sont morts, ou ma gloire ternie.

L’un me rend malheureux, l’autre indigne du jour.

Cher et cruel espoir d’une âme généreuse,

        Mais ensemble amoureuse,

    Digne ennemi de mon plus grand bonheur,

        Fer qui causes ma peine,

    M’es-tu donné pour venger mon honneur ?

    M’es-tu donné pour perdre ma Chimène ?


        Il vaut mieux courir au trépas.

Je dois à ma maîtresse aussi bien qu’à mon père :

J’attire en me vengeant sa haine et sa colère ;

J’attire ses mépris en ne me vengeant pas.

À mon plus doux espoir l’un me rend infidèle,

        Et l’autre indigne d’elle.

    Mon mal augmente à le vouloir guérir ;

       Tout redouble ma peine.

    Allons, mon âme ; et puisqu’il faut mourir,

    Mourons du moins sans offenser Chimène.


        Mourir sans tirer ma raison !

Rechercher un trépas si mortel à ma gloire !

Endurer que l’Espagne impute à ma mémoire

D’avoir mal soutenu l’honneur de ma maison !

Respecter un amour dont mon âme égarée

        Voit la perte assurée !

    N’écoutons plus ce penser suborneur,

        Qui ne sert qu’à ma peine.

    Allons, mon bras, sauvons du moins l’honneur,

    Puisqu’après tout il faut perdre Chimène.


        Oui, mon esprit s’était déçu.

Je dois tout à mon père avant qu’à ma maîtresse :

Que je meure au combat, ou meure de tristesse,

Je rendrai mon sang pur comme je l’ai reçu.

Je m’accuse déjà de trop de négligence :

        Courons à la vengeance ;

    Et tout honteux d’avoir tant balancé,

        Ne soyons plus en peine,

    Puisqu’aujourd’hui mon père est l’offensé,

    Si l’offenseur est père de Chimène.


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