Un poème de Dalia Rabikovitz sur le mystère de Dieu

Point de Chute

Si un homme tombe d’un avion au beau milieu de la nuit,
Dieu et Dieu seul peut le relever.
Dieu se manifeste à lui au beau milieu de la nuit,
Il touche l’homme et dissipe ses souffrances.

Dieu n’efface pas son sang,
Car le sang n’est pas l’âme.
Dieu n’effleure pas ses membres,
Car l’homme n’est pas de chair.
Dieu s’incline vers lui, soulève sa tête et le regarde.

Aux yeux de Dieu, l’homme est un petit enfant.
Lourdement il se met à quatre pattes et veut marcher.
C’est alors qu’il sent des ailes pour voler.
L’homme est encore tout désorienté. Il ne sait pas
Qu’il est plus doux de planer que de ramper.
Dieu veut caresser sa tête
Mais il hésite un peu ;
Il ne veut pas effaroucher l’homme
Avec des gestes d’amour.

Si un homme tombe d’un avion au beau milieu de la nuit
Dieu et Dieu seul connaît le point de chute.

דליה רביקוביץ Dalia Rabikowitz (1936-2005)

 

« Dalia Rabikowitz n’était pas seulement une poétesse israélienne traduite dans le monde entier, mais aussi une militante pour la paix. Dans son poème Point de Chute, elle évoque le mystère de Dieu… (traduit par Francine Kaufmann). »

(Source : Pages Juives, sous la direction d’Emmanuel Haymann, éditions Armand Colin)

The end of a fall

If a man falls from a plane in the middle of the night
Only God can pick him up.

God shows himself in the middle of the night
And touches the man and eases his suffering.
God does not wipe his blood
Because blood is not his soul,
God does not indulge his body
Because man is not of flesh.

God leans over him, lifts his head and watches
In his eyes the man is a child.
As he gets up heavily on all four and tries to walk
And then he feels that he can fly.

The man is still confused and does not know
That it is far better to float that to crawl.
God wishes to caress his head
But he waits, because he does not wish
To scare the man
With signs of love.

If a man falls from a plane in the middle of the night
Only God knows the end of the fall.

Une analyse d’un élève

Dans ce poème, on me présente Dieu comme un être à part. On lui donne une sensibilité, une pensée propre à lui face à une de ses nombreuses créations. Dieu est hésitant dans ce texte, il a des inquiétudes face à l’homme qu’il sauve. Cela donne un certain côté humain à cet être si présent et absent. Dans certaines phrases, on lui donne même un côté maman, amour maternel. L’homme est comparé à un enfant qui apprend à marcher et Dieu serait la mère pleine d’inquiétude. Sauf qu’il ne peut directement l’aider. Tout cela rend Dieu si proche de l’homme. (…) L’homme est en un sens déshumanisé de sa condition et de son enveloppe charnelle. On présente l’homme comme n’appartenant pas à son corps. Le corps, la chair, le sang ne sont plus que des effets personnels de l’homme. Rien de plus qu’une maison pour l’âme, un refuge.

Remarque du professeur sur cette analyse : à noter le caractère « gnostique », « néo-platonicien », de l’interprétation finale  : l’être humain n’y est pas regardé comme indissociablement chair et âme. Le corps ne fait pas ici partie de l’identité humaine. Il « n’est que » hébergement, enveloppe, refuge. Ce point de vue paraît aussi inspirer d’autres travaux d’élèves réalisés à partir de ce texte. Par exemple lorsque, dans un dialogue imaginé entre un athée et un croyant à partir de ce texte, le croyant dit : « Si un homme tombe d’un avion au beau milieu de la nuit, il sera sauvé, car le corps meurt, mais l’âme ne meurt jamais. Lors de la mort, Dieu reprend l’âme. »

Quelques pistes d’analyse et d’interprétation

(Je me base ici sur la traduction française, en la croisant avec la traduction anglaise. L’idéal serait de travailler aussi avec la version originale en hébreu)

  • Faut-il interpréter de façon gnostique, néoplatonicienne, l’inspiration profonde de ce poème ? Pas sûr. Le « point de chute », dans ce poème, est le lieu et le moment où Dieu vient à la rencontre de l’homme. C’est un lieu et un moment où l’homme est dans sa condition corporelle. Même si son identité profonde ne se réduit pas à la « chair », même si « le sang n’est pas l’âme », la rencontre avec Dieu se passe et se vit en bas. Nous ne sommes pas dans le  « trip » gnostique où l’âme doit abandonner son enveloppe charnelle mauvaise pour réintégrer en haut le « plérôme » (la plénitude) divin.
  • Ce texte, dans le livre où je l’ai découvert, est présenté comme un texte sur le mystère de Dieu. C’est aussi un texte sur le mystère de l’homme. Cette notion de « mystère » peut se comprendre de deux manières : est mystère ce à quoi nous ne comprenons et ne comprendrons jamais rien (le silence s’impose), mais est aussi mystère ce que nous n’aurons jamais fini de comprendre, ce que nous approfondirons sans cesse (et dont nous n’aurons jamais fini de parler – cfr une interview du philosophe catholique Jean-Luc Marion).
  • Intéressant d’analyser le poème à partir des actions et non-actions de Dieu (Dieu en effet est actif dans ce texte alors que l’homme subit, souffre passivement, reçoit) :
    • Dieu se manifeste (to show himself dans la traduction anglaise).  Révélation : classiquement le judaïsme, comme le christianisme et l’Islam, affirme que Dieu se révèle à l’humanité (comment l’humain pourrait-il penser à Dieu si Dieu ne se révèlait pas à lui : Dieu appartient en effet d’un autre ordre de réalité, il est transcendant). Dans la tradition chrétienne est aussi utilisé le verbe grec phanein : paraître, apparaître, se manifester : l’épiphanie où Jésus qui se donne à voir aux rois mages, diverses théophanie, dans la Bible, où se manifeste Dieu.
    • Dieu touche l’homme : entrée en relation « directe », proche, éprouvable.
    • Dieu dissipe (anéantissement, mais progressif, lent)  non pas le mal, mais l’effet du mal (la souffrance). Dans la traduction anglaise, le verbe to ease exprime plutôt l’idée d’atténuer, de soulager.
    • Dieu n’efface pas le sang. Son action dissipante n’est pas corporelle, mais intérieure.
    • Quand il touche, Dieu n’effleure pas ses membres – dans la traduction anglaise est utilisé le mot body (le corps) et le verbe to indulge (gâter, réconforter). Ce toucher, ce réconfort, n’est pas corporel, mais intérieur. Son lieu est l’âme.
    • Dieu s’incline : il descend, s’abaisse, vers l’homme qui tombe. Il ne reste pas en haut.
    • Dieu soulève la tête de l’homme. C’est l’homme qui « est élevé » parce que Dieu le soulève. Et il le soulève dans ce qui le définit comme la plus haute des créatures : sa tête.
    • Dieu veut (caresser la tête de l’homme). Le verbe utilisé pour traduire en anglais est  to wish, souhaiter, désirer.
    • Dieu hésite (dans la traduction anglaise, il attend : to wait). C’est surprenant, cela colle mal avec les représentations courantes que l’on se fait de Dieu. Révélateur de voir sur quoi porte cette hésitation : la crainte de mal aimer, de mal entrer en relation, d’empêcher la relation de s’établir. « Effaroucher », c’est effrayer un animal farouche, un autre humain farouche. Farouche parce qu’il tient à sa liberté, à son autonomie, farouche parce qu’il sait qu’une relation  peut être enfermante, possessive, que l’on tend parfois la main pour « mettre la main sur ». Dieu ici ne veut pas effaroucher. Avec une idée dominatrice derrière la tête ? dans le but de manipuler l’homme et de le « posséder »  ? Alors ce serait un « ange des ténèbres » qui se déguise en » ange de lumière » et manipule pour établir une relation d’emprise. Ou plutôt parce que Dieu  souhaite établir une relation où l’autre garde sa liberté ?
    • Dieu connaît. Représentation plus classique de Dieu : celui qui seul « sait ». Et ce qu’il sait est ce que l’homme, mystère à ses propres yeux, ne sait pas : son ultime « point de chute ».
  • Au sujet de la question de l’athéisme, travaillée aussi dans ce cours : l’athéisme ne peut-il être analysé comme une réaction de soupçon « farouche » ?… réaction légitime si des religions  présentent à l’être humain un Dieu douteux, enfermant.

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