Allons-nous vers la catastrophe ? Discerner avec Alexandre Grothendieck, Hans Jonas, Jean-Pierre Dupuy, les Évangiles…

Le thème de la catastrophe est devenu central dans le discours politique. L’humanité, à cause de sa croissance (scientifique, technologique, démographique, consommatrice) irait vers une catastrophe anéantissante : feu nucléaire, crise écologique, asservissement (voire anéantissement) de l’humanité dominée par les robots et l’intelligence artificielle…

Avec la question éthique (morale) et politique suivante : que faire ? comment vivre ? individuellement, collectivement ? si nous allons à la catastrophe ?

Déjà dans les années 70, le mathématicien Alexandre Grothendieck…

Cette idée, dans sa variante écologique, n’est pas apparue avec Greta Thundberg. Déjà, au début des années 70, l’un des génies mathématiques majeurs du 20ème siècle, Alexandre Grothendieck (1928-2014) défendait l’idée qu’il fallait cesser de faire des mathématiques et de la science parce que l’avancée technique menait à une catastrophe écologique. À 62 ans, il rompait définitivement avec son milieu pour se retirer dans les Pyrénées françaises et vivre une vie d’extrême austérité (ne s’octroyant qu’une machine à laver) parce que la surconsommation acheminait, selon lui, inéluctablement à la catastrophe.

Nous reste de lui aujourd’hui non seulement 20 000 pages de notes mathématiques dans lesquelles essayent de se frayer un chemin les plus éminents mathématiciens (Cédric Villani estime qu’il lui faudrait 5 ans, à raison de 8 heures de travail par jour, pour comprendre la pensée de Grothendieck), mais aussi divers textes : notamment son autobiographie réflexive, Récoltes et Semailles (cliquez pour la télécharger).

S’y lit notamment ceci à la page 573 (il y en a 1500) :

Quand je parle ici d’“attention tant soit peu intense et soutenue”, ce que j’entends par là au fond, c’est un regard éveillé, un regard neuf, un regard que n’alourdissent ni des habitudes de pensée, ni un “savoir” qui leur sert de façade. Pour peu que pour une raison ou pour une autre, nous soyons amenés à poser un regard éveillé, attentif sur les choses, celles-ci semblent se transformer sous nos yeux. Derrière l’apparente platitude de la surface morne et lisse des choses que nous présente notre “attention” de tous les jours, nous voyons soudain s’ouvrir et s’animer une profondeur insoupçonnée. Cette vie profonde des choses n’a pas attendu, ’pour être là, que nous prenions la peine d’en prendre connaissance — elle est là de tout temps, elle fait partie de leur nature intime, qu’il s’agisse d’objets mathématiques, d’une pelouse de jardin, ou de l’ensemble des forces psychiques qui agissent en telle personne à tel moment.

Le philosophe Hans Jonas : risque existentiel et principe de responsabilité

« Les possibilités apocalyptiques contenues dans la technologie moderne
nous ont appris que l’exclusivisme anthropocentrique pourrait bien être un préjugé. »

« Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles
avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur Terre.
 »

(Hans Jonas, Le Principe de Responsabilité)

Ces deux citations sont-elles contradictoires ? La première apparaît en effet comme une critique de l’anthropocentrisme (le fait de placer l’humanité comme élément central, pivot, de tout ce qui existe), alors que la seconde met au contraire en valeur la volonté d’une permanence de la vie humaine.

Peut-être le « pivot » de la pensée d’Hans Jonas est-il à chercher dans l’adverbe « authentiquement »  et le substantif « exclusivisme ». Qu’est-ce qu’une vie authentiquement humaine ? Est-ce une vie où l’être humain se place au centre de tout à l’exclusion de tout le reste.

À pareille vision exclusivement anthropocentrique qui, à cause d’un mauvais usage du développement technoscientifique, peut mener à « l’apocalypse », à la fin non seulement de l’humanité, mais de la vie sur terre, Hans Jonas oppose un principe de responsabilité : l’être humain doit pouvoir répondre de ses actes de ses choix face à un autre que lui : les générations futures, la nature…

Devant le risque apocalyptique de la technique, Jonas est radical : l’humanité doit renoncer à tout développement technique qui pourrait détruire l’humanité et revenir à une vie en société en groupes plus réduits, moins développés. Ainsi l’humanité n’aurait plus une influence sur « l’être du monde ».

Pour un catastrophisme éclairé : du bon usage de la catastrophe selon le philosophe Jean-Pierre Dupuy

« Je voudrais maintenant attaquer de front le problème philosophique de la réalité de l’avenir catastrophiste. Je ne veux pas dire par là que la catastrophe est nécessairement devant nous, mais que si nous n’accordons pas à l’avenir son poids de réalité, nous n’aurons aucune chance d’échapper à ce qui est peut-être depuis toujours notre destin, l’autodestruction. Mais si destin il y a, c’est un destin que nous pouvons choisir de refuser. C’est ici que se glissent, et notre libre arbitre, et mon optimisme.

(…) Ma démarche a consisté à prendre au sérieux la métaphysique spontanée des humbles, des naïfs, des « non-habiles », comme aurait dit Pascal – celle qui consiste à croire que si un événement marquant se produit – par exemple une catastrophe –, c’est qu’il ne pouvait pas ne pas se produire ; tout en pensant, tant qu’il ne s’est pas produit, qu’il n’est pas inévitable. »

Extrait de cet article de Jean-Pierre Dupuy : Introduction au catastrophisme éclairé

Jean-Pierre Dupuy est philosophe et ingénieur. Il est l’auteur d’un essai  : Pour un catastrophisme éclairé. Quand l’impossible est certain.

Son principe, il le résume de la façon suivante dans l’article donné en lien ci-dessus :

Obtenir une image de l’avenir suffisamment catastrophiste pour être repoussante et suffisamment crédible pour déclencher les actions qui empêcheraient sa réalisation, à un accident près. 

Prédire une catastrophe, dit-il, a quelque chose de paradoxal puisque ce qui caractérise une catastrophe, c’est son caractère tout à la fois imprévu et pourtant nécessaire. Elle ne pouvait qu’avoir lieu, découvre-t-on une fois qu’elle a eu lieu… mais sa survenue nous a néanmoins pris par surprise. Primo Levi, en 1980, dans sa nouvelle Dysphylaxie, le signale : une catastrophe (la disparition du système immunitaire et la possibilité de croisement entre toutes les espèces vivantes, animales comme végétales) est survenue dans le vivant (catastrophe du reste pas nécessairement mauvaise), mais ce n’est pas une des catastrophes qui avaient été prévues au 20ème siècle (la surpopulation, un conflit nucléaire…)… c’est une autre catastrophe… imprévue…

Annoncer une catastrophe, donc, c’est déjà lui retirer son statut de catastrophe puisqu’on l’annonce.

Jean-Pierre Dupuy, dans la lignée d’Hans Jonas, prend acte que l’humanité a atteint un tel degré de développement qu’elle peut influencer systémiquement le monde et provoquer des catastrophes. L’enjeu est donc d’agir pour éviter qu’elles surviennent.

Pour lui, le « principe de précaution » est insuffisant : il ne vaut que pour des risques clairement identifiés, ce qui n’est pas le cas quand il s’agit de catastrophe. Il lui oppose le catastrophisme rationnel repris dans le principe donné ci-dessus : à l’heure où l’humain peut provoquer des catastrophes, imaginer des catastrophes à venir pour se donner une chance de les éviter en agissant dans ce but grâce à la peur ou au dégoût que suscitent collectivement les catastrophes envisagées.

Dialectique des Évangiles : la catastrophe de la catastrophe

En grec, kata-strophè signifie « retournement complet », la racine indoeuropéenne km̥ta  signifiant « en outre ».

… mais que se passe-t-il en cas de catastrophe de la catastrophe ? Si l’on retourne totalement un retournement total, retrouverons-nous nécessairement l’état initial ?

Les Évangiles et la tradition chrétienne nous invitent à un regard paradoxal :

  • Les évangiles ne nous « mentent » pas, ils ne nous font pas plus croire à un monde de bisounours qu’a un monde où il est garanti que la justice l’emporte. Le dénouement des Évangiles est une catastrophe : le juste, Jésus, y est mis à mort. Tous les espoirs que l’on pouvait mettre en sa prédication et sa mission sont catastrophiquement anéantis – et par le pire : une mort ignominieuse, lâché, abandonné par ses apôtres, ses disciples, par Dieu (« Mon Dieu, mon Dieu : pourquoi m’as-tu abandonné », crie Jésus sur la croix).
  • Mais paradoxe : une catastrophe retourne cette catastrophe. C’est la Résurrection  : elle ouvre à une vie nouvelle, renouvelée… mais ne change pas ce qui a été (Jésus ressuscité porte corporellement les blessures aux mains et aux pieds de la crucifixion)… et pas davantage ce qui viendra ensuite dans l’histoire humaine : le juste continuera à périr à cause de l’injuste, les pires horreurs se vivront dans l’humanité au fil des millénaires qui suivront.
  • C’est que, dans le christianisme, la « catastrophe de la catastrophe » ne ramène pas à un avant, à quelque chose qui est le même que ce qui a été détruit. Elle va « outre « , surnaturellement, elle ouvre à un ordre d’existence supérieur : une vie éternelle en Dieu qui ne change pourtant pas la dimension tragique de la vie « naturelle ». Tout continue comme avant et pourtant (paradoxe) rien n’est plus comme avant.
  • On retrouve un paradoxe analogue avec l’incarnation (Dieu, en Jésus-Christ, assume une nature humaine, descend dans l’humanité et élève à lui l’humanité). Au départ inférieur aux anges, plus bas même que l’animal quand il aura chuté et choisit le mal, l’être humain, au terme de sa destinée, s’il se laisse « prendre » dans la résurrection du Christ, sera définitivement assumé en Dieu, supérieur dès lors aux anges.
  • … Si, dans la résurrection, est retourné totalement le retournement total que le mal peut produire, c’est pour un « plus » que ce qui était donné initialement, un « davantage ». Nous abandonnons la conception cyclique du temps où l’âge d’or dégénère catastrophiquement avant, retournement total, de se retrouver tel qu’il était donné, puis de dégénérer à nouveau, se rétablir, et ainsi indéfiniment…

À réfléchir : et si la peur de la catastrophe provoquait une catastrophe ?

Un dernier point. L’histoire d’Œdipe est celle d’un homme qui, pour fuir la catastrophe qui lui est annoncée (il couchera avec sa mère et tuera son père), court en réalité vers elle en croyant la fuir.

C’est un risque aussi pour le catastrophisme politique (éclairé ou non) : par exemple si les moyens choisis pour empêcher la catastrophe (nucléaire, écologique…) sont antidémocratiques, voire totalitaires… Nous aurons ainsi peut-être évité une catastrophe… mais nous en aurons provoqué une autre : la mise en place d’un système totalitaire rendant impossible une « vie authentiquement humaine ».

La peur et le dégoût n’aident pas nécessairement à discerner… Pas plus que le strict calcul rationnel, du reste… (cfr cet article du cours sur le discernement).


Je dois l’évocation de Grothendieck à sa découverte dans le dernier roman publié de Cormac McCarthy : Stella Maris.


Afficher et télécharger le pdf de l’article
Version avec police de caractère et interlignes plus grands
Version Word .docx