Foi et raison : articuler, science, philosophie et foi

Les interviews de Georges Lemaître et Dominique Lambert (voir article suivant du blog) permettent de réfléchir sur les différences entre démarche scientifique et démarche religieuse, théologique.

Deux impasses : concordisme et fidéisme (et un bon vieux débat théologique… compliqué, mais finalement plus simple qu’il n’y paraît)

Le concordisme affirme la toute-puissance de la raison humaine. Les concordistes cherchent à faire s’accorder discours sur Dieu (théologie : « theos » = « dieu » – « logos » = « discours) et discours scientifique rationnel. Pour les concordistes croyants, la théologie permettrait de « boucher » les trous que la science ne peut expliquer et la science permettrait de prouver Dieu, de toucher l’action divine créatrice ou modificatrice de la nature. Au contraire, les concordistes athées, scientistes, considèrent que la science finira par tout expliquer et prouvera alors le caractère illusoire de la croyance en un dieu créateur. Pour les concordistes, la seule raison peut démontrer ou la nécessité de croire en Dieu ou l’absurdité de croire en Dieu

Le fidéisme, à l’opposé, regarde la science et la philosophie comme de vains efforts en matière religieuse. L’usage de la raison, de la réflexion, ne peut mener à la vraie foi en Dieu. Pire, la confiance en la raison est un péché, le signe d’un orgueil humain qui veut par ses seules forces atteindre Dieu. La foi, pour un fidéiste, est uniquement une « grâce », une « révélation intérieure », un don gratuit que Dieu fait aux humains sans aucun effort de leur part, sans aucun mérite de leur part.

Ces deux attitudes renvoient à de vieux débats qui ont agité le monde chrétien voici près de 2000 ans et ont continué à l’agiter au long des siècles :

Pélage, un moine breton du 4ème-5ème siècle, considérait que l’être humain était maintenu dans la création par Dieu de telle manière qu’il pouvait, par ses seuls efforts et son libre arbitre, atteindre la vérité, la foi, ainsi que la pratique de la justice, du bien. Il aurait été concordiste.

Saint Augustin, son contemporain, penseur majeur du christianisme, estimait que le « péché originel » avait abimé l’être humain et le rendait incapable d’atteindre la vérité et la justice par l’usage de sa seule liberté, de ses seules forces. Dieu devait l’aider par Sa Grâce,Dieu s’unissant à l’effort humain pour l’accomplir, le parfaire et lui permettre d’atteindre sa finalité ultime : l’adhésion à la vérité divine, la pratique de la justice voulue par Dieu.

La position de saint Augustin contre Pélage permet de sortir de la contradiction en envisageant une synthèse, une articulation, qui résout la contradiction et nous ouvre une troisième voie. Cette troisième voie sera celle que défend Dominique Lambert dans son interview. C’est celle qu’a toujours cherché à défendre la théologie catholique, celle qu’ont toujours enseignée les Évêques quand ils se réunissent en conciles, ainsi que les Papes.

Saint Augustin, quand on le lit de près, ne dit pas en effet que l’effort humain ne peut rien, qu’il n’est pas nécessaire. Il ne dit pas que le péché a tellement détruit l’homme que seule une intervention de Dieu (la « Grâce ») peut le sauver, le sortir du néant dans lequel sont comme vautrées sa pensée et sa volonté. Augustin considère plutôt que le péché a abimé l’être humain sans le détruire, sans le priver de toutes ses compétences spirituelles et intellectuelles. Néanmoins, pour saint Augustin (contre Pélage), avec ses seules forces, sa seule liberté, sa seule raison, l’homme ne peut atteindre la connaissance Dieu et du bien à choisir pour pratiquer la justice : il faut que la Grâce de Dieu accomplisse, achève, l’effort humain.

Mais il faut cet effort humain, sans quoi la Grâce ne trouve rien à accomplir, à achever – Dieu donne à l’être humain, sans qu’il y ait mérite de sa part, d’être actif dans l’accomplissement de sa destinée et donc finalement, en une certaine manière, de mériter d’être parvenu à voir accomplie sa destinée.

Cette interprétation catholique (et orthodoxe, mais les chrétiens orientaux ont été davantage influencés par des auteurs grecs que par le latin Augustin) de la pensée de saint Augustin a été et reste contestée dans le monde chrétien. De nombreux augustiniens considèrent que saint Augustin défend en réalité une position fidéiste : le péché a tellement détruit l’être humain que l’effort humain ne peut mener à rien de consistant que la Grâce parachèverait, accomplirait. Seul Dieu peut amener l’homme à la vérité et à la justice, sans qu’il y ait à faire de la place à quelque effort de sa part. Luther, fondateur du protestantisme, était un moine augustinien et adhérait plutôt à cette interprétation négative de saint Augustin, interprétation négative qui perdure davantage dans le monde chrétien protestant que catholique.

Contre le fidéisme et le concordisme, ne vaut-il pas mieux articuler foi et raison ?

C’est ce que propose, conformément à la tradition catholique, Dominique Lambert, philosophe et physicien, professeur de philosophie à l’Université de Namur. Par exemple dans l’interview suivante déjà évoquée dans ce blog à propos de Georges Lemaître :

« Ce qui est mystique ce n’est pas comment est le monde, mais le fait qu’il est. »
Not how the world is, is the mystical, but that it is.
Ludwig Wittgenstein, philosophe : Tractatus logico-philosophicus (1918)

La proposition de Dominique Lambert, classique dans la pensée catholique, est la suivante : une articulation est possible entre science et théologie grâce à la médiation de la philosophie. La raison humaine, quand elle réfléchit à ce qui existe (démarche scientifique) ou au fait qu’existe et continue à exister ce qui existe, ne peut que finir par s’interroger sur le « pourquoi », le « principe » de l’existence. Cette question « ultime » ne relève pas de la physique (de la science qui théorise ce qui existe et non l’existence en elle-même), mais de la métaphysique, partie de la philosophie qui s’interroge « méta », « au-delà » de la réalité « naturelle » (physique : phusis en grec = la nature). La métaphysique dépasse l’interrogation théorique sur le relatif (la manière dont les êtres sont en relation les uns avec les autres) pour s’interroger sur le fondement « absolu » de l’existence.

Reste que l’interrogation métaphysique, dans l’effort philosophique, ne débouche pas nécessairement sur l’affirmation de Dieu transcendant et créateur ni sur la foi en Dieu…

Monseigneur Lemaître, dans l’interview donnée dans ce blog, évoque en effet d’autres réponses métaphysiques :

  • le matérialisme qui affirme que la matière existe par elle-même sans être créée, sans être soutenue dans l’existence par autre « chose » que la matière elle-même ;
  • le panthéisme qui considère que Dieu n’est pas un principe transcendant de ce qui existe, mais que tout (en grec « pan ») ce qui est existe est Dieu ;
  • l’agnosticisme qui tient prudemment qu’il n’est pas possible de répondre à la question métaphysique et que mieux vaut s’abstenir de toute position.

Et donc la foi, tout en devant s’articuler àl’effort scientifique et à l’effort philosophique, n’est pas pour autant une conséquence « concordiste » de cet effort. Avec saint Augustin, on peut envisager, si elle n’est pas une illusion, qu’elle puisse être l’achèvement, par la grâce de Dieu, du remarquable effort humain à l’œuvre dans les démarches scientifiques et philosophiques, mais aussi dans l’effort non moins (sinon davantage) remarquable de la démarche morale où l’être humain cherche non plus simplement une connaissance théorique de ce qui est, mais une conduite pratique de sa vie dans la recherche de la justice.

Poursuivre la réflexion... La foi ou l’effort humain : une intéressante étude du rabbin Alexandre Meloni


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