Repères pour discerner des questions sociales, politiques

Deux vidéos de cette leçon.

Les crises sanitaires, économiques, écologiques que nous traversons mettent bien des questions au cœur de nos sociétés et plus concrètement de nos vies. De telles questions ne sont pas réservées aux responsables politiques, aux spécialistes : chaque citoyen doit décider pour lui-même, dans sa sphère privée :

  • Comment respecte-t-il les mesures décidées « en haut » pour le bien commun ?
  • Comment fait-il l’effort intellectuel de les comprendre ?
  • Comment y adhère-t-il ?
  • Comment intervient-il sur les réseaux sociaux à leur sujet ?

Ne croyons pas trop vite que toutes les clés d’un bon discernement sont entre les mains des « élites », des responsables politiques. Ne serait-ce pas une forme d’infantilisme ? Par exemple quand le citoyen imagine le pire, soupçonne ou critique a priori ses responsables politiques, cède à un climat de défiance exagérée qui paralyse tout jugement et empêcherait des réponses collectives organisées parce que chacun estimerait faire mieux que les autres, à sa manière.

Le programme de l’Éducation à la Philosophie et à la Citoyenneté a pour objectif d’aider à sortir d’une vision individualiste, une vision à partir de ses seuls intérêts et préoccupations, de sa seule idéologie politique. Si le citoyen va plus loin que sa propre opinion, il est capable de participer à un débat éthique et de peser, avec les autres citoyens, pour que les choses avancent dans un sens positif.

Voici quelques pistes « pratiques » et « théoriques » en matière de discernement en situation de crise (en grec, « crisis », vient du verbe « krivein » qui signifie « distinguer », « juger », c’est-à-dire distinguer un enjeu, comprendre et décider)

Notamment, à partir de la tradition catholique.

I) Discerner en « ignacien » avec les Exercices Spirituels de Saint Ignace de Loyola

Vous pouvez vous référer aux notes de cours à ce sujet : ici et ici

Ignace de Loyola a créé une méthode de discernement d’abord pour des choix personnels, individuels, mais on peut étendre sa méthode à des choix politiques, collectifs :

  1. Ignace invite d’abord à bien poser la question à discerner. Ne nous trompons pas à ce sujet et demandons-nous : quelle est la vraie question qui se pose à nous dans une crise ? Si possible une question qui soit aussi concrète (pas de « généralités », pas de questions abstraites). Pour Ignace, on en revient toujours à ceci : « sauver son âme », sauver ce qui nous dynamise. La même question va se poser en politique, dans des questions de société : qu’est-ce qui vaut la peine d’être vécu dans nos sociétés ? C’est d’abord cela que l’on choisira comme priorité.
  2. Réfléchir, s’informer, faire preuve d’esprit critique : trouver une bonne réponse dans une situation de crise implique que l’on ait fait des recherches, que l’on ait étudié la question pour comprendre aux mieux tous les paramètres en cause. L’esprit critique ne porte pas d’abord sur les opinions d’autrui, mais sur nos propres opinions, nos préjugés, l’idéologie qui nous influence.
  3. Plus important : Ignace nous invite à choisir ce qui apporte le plus de joie et de paix. Faisons de même, en temps de crise majeure, pour des choix de société, des choix politiques. Cherchons d’abord ce qui unifie et apaise l’ensemble de la société à laquelle nous appartenons. Méfions-nous des « querelles politiciennes », des fantasmes complotistes, de la recherche facile de coupables. Bien entendu, la diversité des opinions politiques[1] existe (et c’est très bien : dans une démocratie pas de vérité unique et il y a davantage de bonnes idées dans plusieurs têtes qui pensent différemment), mais quand il s’agit de choisir pour le bien commun, il est bon que se dégage une forme de consensus apaisé et apaisant.
  4. Un point important pour Ignace de Loyola est « l’a priori favorable » : plutôt que de chercher la petite bête dans ce que propose autrui, utilisons notre intelligence à comprendre ce qu’elle apporte au débat.
  5. Ignace invite également à une forme d’obéissance quand il est question de décisions collectives prises par des responsables qui ont pour mission de les prendre. « Obéir » vient du latin « ob-audire », prêter l’oreille à quelqu’un, se mettre à l’écoute de quelqu’un). Quand une décision a été prise, quand un cap a été choisi, il faut s’y tenir et ne pas se laisser impressionner par les inévitables inquiétudes, les suggestions négatives qui nous tenteront pour l’abandonner. À certaines conditions, la désobéissance civile peut néanmoins se justifier à certaines conditions : elle est une forme d’obéissance à un principe supérieur – cfr cette note du cours.
  6. Il invite aussi à ne pas faire de comparaison entre les responsables d’aujourd’hui et ceux d’hier, supposés avoir été « meilleurs » que nos responsables actuels, plus « saints », etc. C’est plus de l’imaginaire qu’autre chose et cela ne mène pas à l’unité. La tentation du « bon vieux temps », du « C’était tellement mieux avant »… C’est « maintenant » qui compte. Ne pas démissionner du présent.

II) Quelques principes de discernement politique d’après les Jésuites

« Jésuites » : membre de la Compagnie de Jésus, ordre religieux fondé par saint Ignace de Loyola au 16ème siècle.

Les Jésuites invitent à se poser trois questions avant de faire un choix :

  • Quel est le plus urgent ?
  • Le plus durable ?
  • Le plus universel ?

Autrement dit, il faut privilégier :

  • ce qui est urgent à ce qui est moins urgent ;
  • ce qui produira un effet qui durera dans le temps à ce qui ne sera qu’un feu de paille ;
  • ce qui a les conséquences les plus larges à ce qui a des conséquences plus limitées (ou pour le dire autrement : ce qui traite une question à sa racine plutôt qu’à sa surface, de façon globale plutôt que locale…).

Mais ce n’est pas toujours si simple. Ces critères peuvent se contredire : il arrive que le plus urgent soit de régler d’abord une situation particulière avant de faire évoluer le « système » pour qu’une telle situation ne se produise pas (ou moins souvent).

IV) Un principe catholique souvent rappelé par les Papes : «l’option préférentielle pour les pauvres» (et un article d’un prêtre « vincentien » sur d’autres principes de la doctrine socaile de l’Église Catholique

Le magistère catholique (c’est-à-dire l’autorité catholique : les Évêques unis au Pape, le pape uni aux Évêques) prend souvent position dans les questions sociales et politiques. Parfois de façon partisane (il lui arrive alors souvent de ne pas être très fiable), plus souvent sur des « grands principes ». Il est alors plus fiable.

Un de ces principes, assez original, est l’option préférentielle pour les pauvres. Cela veut implique qu’il faut décider d’un choix de société, d’un choix politique, il faut considérer d’abord ses conséquences positives en faveur des plus pauvres de la société humaine pour choisir ce qui leur est le plus favorable. L’idée est ce sont d’abord les « pauvres », ceux qui ont le moins de ressources pour faire face, qui ont besoin que les décideurs prennent des mesures qui leur apportent de quoi faire face. Les « riches », ceux qui ont davantage de moyens de faire face, en ont moins besoin.

Mais de quelle pauvreté parlons-nous ? Nous pensons immédiatement à la pauvreté financière, économique, mais il y en a d’autres :

  • la pauvreté affective (les isolés, les abandonnés) ;
  • l’exclusion sociale : les sdf ; les prisonniers…
  • la pauvreté éducative (tous les humains n’ont pas eu la chance de grandir dans un milieu de vie qui les a construits moralement, intérieurement, qui leur a donné une force intérieure) ;
  • la pauvreté au niveau de l’âge (un vieux peut avoir moins de ressources qu’un jeune pour faire face à des difficultés), au niveau de la santé physique, du handicap ;
  • la pauvreté « morale » : tout le monde n’est pas favorisé par un caractère, une force intérieure. Certains sont marqués par des maladies psychologiques, psychiatriques ;
  • La pauvreté dans la formation intellectuelle : tout le monde n’a pas pu faire ou réussir des études ; la pauvreté culturelle ;
  • Une pauvreté à laquelle on ne pense pas toujours : la pauvreté « spirituelle », « philosophique » : tout le monde n’a pas une philosophie personnelle, une ouverture spirituelle (éventuellement religieuse), qui l’aide à tenir bon dans la difficulté.

Un point important à discerner quand il est question de décider en fonction des plus pauvres : décidons-nous dans une logique « charitable » qui d’en haut va offrir au pauvre ce dont il a besoin… mais finalement en le maintenant dans une relation de dépendance, de soumission ? ou va-t-on chercher à ce qu’il puisse sortir de la pauvreté pour devenir notre égal ? Si nous choisissons la première attitude, nous préservons notre « position haute »…

V) D’autres principes inspirés de la « doctrine sociale de l’Église catholique »…

Un article du père Maloney sur la doctrine sociale de l’Église Catholique.
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Le père Robert P. Maloney est un prêtre américain « lazariste », engagé dans un groupe de prêtres nommé La Congrégation pour la Mission. C’est un « vincentien » : sa spiritualité est celle de saint Vincent de Paul (1581-1660), un prêtre français du 17ème siècle pour qui le souci préférentiel des pauvres devait être au centre de toute spiritualité et action chrétienne. Saint Vincent de Paul rassembla en 1625, à Paris dans un prieuré, la Maison Saint Lazare, cette société cléricale, dont les membres prononcent les vœux de religion et mènent la vie commune. Saint Lazare, dans la tradition catholique, est le pauvre évoqué par Jésus dans l’évangile de saint Luc, pauvre auquel l’homme riche est indifférent.

À noter que la congrégation religieuse à l’origine de notre école, les Sœurs de la Providence, est également de spiritualité vincentienne. Au 17ème siècle, son fondateur gosselien, l’abbé Jean Herbet, a envoyé les jeunes filles qu’il avait rassemblées, pour se former spirituellement, chez les Filles de la Charité à Paris. Les Filles de la Charité était une congrégation fondée par Saint Vincent de Paul.

Dans son article, outre l’option préférentielle pour les pauvres et les personnes vulnérables, il évoque 9 autres principes d’éthique politique et sociale propre à l’Église Catholique :

  • Le principe de la dignité de la personne humaine
  • Le principe du respect de la vie humaine
  • Le principe d’association familiale
  • Le principe de la participation à la vie politique et sociale
  • Le principe de solidarité (de fraternité)
  • Le principe de gérance de la création (écologie)
  • Le principe de subsidiarité qui limite le pouvoir des gouvernements et donne un rôle aux associations bénévoles
  • Le principe d’égalité entre les humains
  • Le principe de la recherche du bien commun au-delà du bien individuel

VI) Quelques principes éthiques classiques

Les comités éthiques (par exemple dans les hôpitaux) ont réfléchi en profondeur sur la manière de faire des choix dans des situations difficiles.

Pour simplifier, trois attitudes philosophiques sont possibles :

  • Éthique déontologique : elle consiste à s’imposer ou à imposer à autrui un choix en fonction de ses convictions personnelles (religieuses, politiques, philosophiques), d’un principe qui doit s’imposer à tous. Le problème de ce type d’éthique, c’est qu’elle a du mal à produire un consensus dans une société où les citoyens adhèrent à des religions, des courants politiques et philosophiques très différents les uns des autres.
  • Éthique utilitariste (ou conséquentialiste) : elle consiste à calculer rationnellement ce qui est le plus « utile » pour le bien-être collectif, ce qui a le plus de conséquences positives et le moins de conséquences négatives. Le souci est que cela amènera à sacrifier certaines catégories de la population (moins nombreuses, moins « utiles »).

Les éthiques utilitariste et déontologique ont un point commun : elles croient pouvoir maîtriser la réalité :

  • en calculant rationnellement tous les aspects de celle-ci (c’est l’éthique utilitariste… mais peut-on vraiment tout connaître ? tout maîtriser ?)
  • en estimant qu’une vérité (religieuse, politique, idéologique) résume l’existence (c’est l’éthique déontologique)

L’éthique principiste : elle est privilégiée dans les « comités d’éthique ». Il s’agit de discerner le bon choix à partir d’un nombre limité de principes sur lesquels il est considéré qu’un large accord démocratique est possible. Actuellement, dans les comités éthiques les quatre principes suivants sont utilisés. Mais on pourrait réfléchir sur l’ajout d’un cinquième à la lumière de la crise écologique que beaucoup voudraient placer au centre des préoccupations politiques :

  1. Principe d’autonomie : ne pas aller contre la volonté de celui ou ceux qui subiront la décision, lui/leur permettre de décider par lui-même/eux-mêmes.
  2. Principe de bienveillance : choisir ce qui est bon pour celui ou ceux qui subiront la décision.
  3. Principe de non-malfaisance : ne pas choisir ce qui est mauvais pour celui ou ceux qui subiront la décision). Primum non nocere : d’abord ne pas nuire.
  4. Principe de justice : la décision doit être « juste » par rapport au reste de la société.
  5. Avec la conscience écologique, un cinquième principe est souvent évoqué : le principe de précaution. C’est une variante du principe de non-malveillance et de justice (non pas éviter une nuisance certaine, mais éviter une nuisance possible pour celui ou ceux qui sont concernés par la décision à prendre, mais aussi pour le reste des humains, y compris les générations futures).

[1] Au sujet des diverses idéologies politiques, voir la note de cours suivante : ici


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Un article du père Maloney sur la doctrine sociale de l’Église Catholique.
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