Amour, liberté, dépendance, emprise… Analyse rhétorique du dispositif énonciatif de deux poèmes

L’art de l’emprise?

Un vendredi d’avril 2022, quelques jeunes filles d’une classe, qui parcouraient une anthologie de poètes symbolistes qu’elles avaient empruntée à la bibliothèque de l’école, sont tombées sous le « charme » du poème L’Âme de Germain Nouveau… Elles l’ont trouvé réel, profond, … frissonnant

Toutefois… méfions-nous du charme : au sens premier, c’est une formule magique chantée, un carmen en latin… formule qui manipule le réel pour le modifier, le dominer, le mettre sous emprise. Le charme sera ensuite le résultat de cette transformation magique et enfermante de la réalité : le sort, l’ensorcellement, l’envoûtement

Voilà qui nous invite à réfléchir sur la puissance manipulatrice du langage, de la parole… Les anciens rangeaient sous le terme de rhétorique l’étude et l’emploi des moyens langagiers qui permettent de manipuler autrui, de le changer et de peser sur sa perception du réel, sur le fonctionnement de son cerveau, de sa conscience… pour le séduire et l’amener à ses fins… Simplement avec des mots !

 

L’âme

Comme un exilé du vieux thème,
J’ai descendu ton escalier ;
Mais ce qu’a lié l’Amour même,
Le temps ne peut le délier.

Chaque soir quand ton corps se couche
Dans ton lit qui n’est plus à moi,
Tes lèvres sont loin de ma bouche ;
Cependant, je dors près de Toi.

Quand je sors de la vie humaine,
J’ai l’air d’être en réalité
Un monsieur seul qui se promène ;
Pourtant je marche à ton côté.

Ma vie à la tienne est tressée
Comme on tresse des fils soyeux,
Et je pense avec ta pensée,
Et je regarde avec tes yeux.

Quand je dis ou fais quelque chose,
Je te consulte, tout le temps ;
Car je sais, du moins, je suppose,
Que tu me vois, que tu m’entends.

Moi-même je vois tes yeux vastes,
J’entends ta lèvre au rire fin.
Et c’est parfois dans mes nuits chastes
Des conversations sans fin.

C’est une illusion sans doute,
Tout cela n’a jamais été ;
C’est cependant, Mignonne, écoute,
C’est cependant la vérité.

Du temps où nous étions ensemble,
N’ayant rien à nous refuser,
Docile à mon désir qui tremble,
Ne m’as-tu pas, dans un baiser,

Ne m’as-tu pas donné ton âme ?
Or le baiser s’est envolé,
Mais l’âme est toujours là, Madame ;
Soyez certaine que je l’ai.

Germain Nouveau, Valentines (1885)

 

Ce qui charme (et devrait inquiéter) dans ce poème…

Mais ce qu’a lié l’Amour même,
Le temps ne peut le délier.

Que c’est beau… nous sommes si nombreux qui aspirons à un « amour pour toujours »…

Sauf qu’ici, la femme à laquelle s’adresse le poète semble l’avoir rejeté, l’avoir « exilé du vieux thème » qu’est l’amour partagé, l’avoir fait descendre définitivement de l’escalier qui mène à sa chambre…

Alors au fond… où est le problème ? Amour et liberté ne peuvent-ils pas (ne doivent-ils pas) aller de pair ? Elle s’est séparée de lui ? Eh bien c’est fini… Même si elle lui a donné un baiser, voire davantage.

Mais le poète prétend l’inverse… fait croire (ou cherche à faire croire) l’inverse : « ce qu’a lié l’Amour même, le temps ne peut le délier…

Ne sommes-nous pas devant une forme de tentative de manipulation psychologique tout au long du poème, de tentative d’emprise qui devient évidente dans les derniers vers où l’énonciateur rappelle à son interlocutrice ce qui s’est passé dans la pièce à laquelle mène l’escalier évoqué au début du poème : Ne m’as-tu pas, dans un baiser, donné ton âme?… soyez certaine que je l’ai… Si elle le croit, elle est à lui : il la possède…

Rhétorique charmante ? ou ensorcelante ?… quasi diabolique quand il est question de donner son âme (le “vieux thème” du pacte avec le Diable…).

À noter, le curieux passage du “tu” au “vous” dans le dernier vers, après qu’il l’a appelée “Madame”. Marque apparente de respect et de soumission : la Dame, dans la traditionnelle relation d’assujettissement de l’amour courtois, c’est la Domina, la Maîtresse, la Seigneuresse, à laquelle se soumet le poète… Mais le “ma” de “Madame” sonne ici davantage comme l’expression d’une tentative de possession…

 

Un peu de rhétorique : le dispositif énonciatif… lorsque les mots créent et manipulent la relation

La notion de dispositif énonciatif, en rhétorique, renvoie à la situation d’énonciation.

Grâce aux mots qu’il énonce, l’énonciateur fabrique (tente de fabriquer), pour son interlocuteur, une relation particulière. La réussite ou non de cette relation va influencer le caractère persuasif ou non, convaincant ou non, de ce qu’il dit, de son énoncé.

On ne convainc pas autrui seulement avec des idées et des arguments, en faisant appel à sa réflexion, à sa raison… On convainc surtout autrui en créant une relation propre à le séduire (se ducere : en latin, conduire à soi). Surtout quand on sait que les idées et arguments sont contestables…

Un point important à noter dans ce dispositif énonciatif : l’image que l’énonciateur donne de lui-même et l’image qu’il donne à son interlocuteur de lui-même…

Ainsi, le professeur qui s’adresse de la façon suivante à ses élèves :

… Vraiment, bande d’idiots, j’enseigne depuis 30 ans et je n’ai jamais vu ça… quand je vois comment vous n’avez même pas réussi de comprendre quelque chose d’aussi simple, malgré mes qualités de pédagogue expérimenté, je ne vois pas comment vous pouvez vous en sortir sauf si vous vous décidez enfin d’arrêter de bavarder et de commencer à m’écouter!

… risque de convaincre et mobiliser plus difficilement sa classe que celui qui s’adressera à elle ainsi :

… Excellent! ça fait 30 ans que j’enseigne et je n’ai jamais vu une classe qui comprenne si vite le principe du dispositif énonciatif. Eh bien je pense que cela augure bien de la suite qui va devenir plus complexe. Je vais essayer d’être le plus clair possible, mais vous me connaissez, je n’y arrive pas toujours et je me perds parfois dans des distinctions subtiles. Je compte sur vous pour me le dire et pour vous entraider!

Vous me direz “manipulation” et vous aurez raison. Mais entrer dans le langage, c’est entrer dans la manipulation… Et tout est affaire de droiture d’intention, de “bonne cause” à poursuivre…

Mais soyons prudents : nous avons vu dans le poème de Germain Nouveau que le Diable se transforme volontiers en ange de lumière pour séduire.

 

En comparaison : un poème de rupture amoureuse non manipulateur…

 

Allégeance

Dans les rues de la ville il y a mon amour. Peu importe où il va dans le temps divisé. Il n’est plus mon amour, chacun peut lui parler. Il ne se souvient plus ; qui au juste l’aima ?

Il cherche son pareil dans le vœu des regards. L’espace qu’il parcourt est ma fidélité. Il dessine l’espoir et léger l’éconduit. Il est prépondérant sans qu’il y prenne part.

Je vis au fond de lui comme une épave heureuse. À son insu, ma solitude est son trésor. Dans le grand méridien où s’inscrit son essor, ma liberté le creuse.

Dans les rues de la ville il y a mon amour. Peu importe où il va dans le temps divisé. Il n’est plus mon amour, chacun peut lui parler. Il ne se souvient plus ; qui au juste l’aima et l’éclaire de loin pour qu’il ne tombe pas ?

René Char, La fontaine narrative (1948,) dans Fureur et mystère

 

Ce poème est en prose, mais on y retrouve aisément les alexandrins et le décasyllabe classiques, ainsi qu’un hexasyllabe. Il renvoie également à l’amour courtois. L’allégeance, c’est la fidélité, l’absolu dévouement, du vassal, de l’homme lige, à son suzerain. Dans l’amour courtois, c’est la fidélité et l’absolu dévouement du chevalier-poète à sa Dame.

Comme dans le poème de Germain Nouveau, le contexte est celui d’une rupture amoureuse qui a divisé le temps :

Dans les rues de la ville, il y a mon amour (…) il n’est plus mon amour

Contrairement à l’énonciateur du poème de Germain Nouveau, celui du poème de René Char n’emploie pas la deuxième personne pour forcer l’être aimé, qui n’aime plus et a rompu, à garder le lien. L’emploi de la troisième personne le laisse au contraire libre de partir, de prendre son essor, de chercher à être désiré (vœu = désir) par un nouvel amour (Il cherche son pareil dans le vœu des regards).

Il y a bien une forme de fidélité chez l’énonciateur, mais une fidélité libre et qui laisse libre.

On peut considérer qu’avec l’emploi de la troisième personne, l’énonciateur accepte la séparation, et se refuse à tout dispositif énonciatif qui s’y oppose. À l’opposé, le dispositif énonciatif du poème de Germain Nouveau montre tant une dépendance amoureuse (et non une liberté) qu’un projet d’emprise (sans liberté).

L’énonciateur d’Allégeance accepte sa solitude, pas celui de L’Âme. Et l’acceptation de cette solitude est un trésor pour l’être aimé perdu qui ainsi peut prendre un nouvel essor.… Il n’est plus mon amour.


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