Autour du Dévoreur d’Ombre : mythe et dialectique (UAA 3)

Mythe et ordre du monde

Dans son Livre des êtres imaginaires, Jorge-Luis Borges évoque le Dévoreur d’Ombre. Ce « monstre » (parfois nommé « avaleur d’ombre ») est mentionné dans le Livre des morts de l’Égypte Ancienne : lors du jugement, il dévore les « ombres » (les âmes) qui mentiraient au sujet des méfaits qu’elles ont commis.

Le mythe, selon l’une de ses fonctions communes, décrit le monde dans sa globalité, en y représentant les « dieux » et « êtres prodigieux » qui permettent d’assurer l’ordre cosmique. Ici le Dévoreur d’Ombre préserve la justice.

Jorge-Luis Borges photographié en 1969 par Diane Arbus

Dans le cadre de l’UAA5, les élèves, avant d’avoir lu le texte, avaient imaginé ce qu’avait de particulier son système digestif. Certains avaient considéré que sa fonction était de digérer nos âmes, de capter leur part d’ombre avant de les évacuer « pures ».

Une question « morale » leur a ensuite été posée : Avons-nous besoin d’un tel dévoreur d’ombre qui nous « purifierait » ?

Un élève (F.) a répondu : « Oui. Cela empêcherait le monde de devenir nimportenawak! » Autrement dit de retourner au chaos initial, comme dans Le Doudou Méchant, récit merveilleux à portée philosophique et morale que nous avions aussi lu en classe.

Et une autre (M.) d’ajouter : « Cela servirait à certains plus qu’à d’autres, mais nous avons tous des péchés à expier. Personne n’est parfait. »

UAA 3 Et la dialectique dans tout ça?

Le raisonnement dialectique fonctionne en trois étapes : thèse (affirmation d’une idée, d’un argument), antithèse (affirmation d’une idée ou d’un argument contraire), synthèse (émergence d’une vue nouvelle sur la question qui permet de dépasser la contradiction).

Les élèves ont donc été invités à imaginer ce qui pourrait être objecté à F. et M.

Voici quelques-unes de leurs objections :

      • Ce serait contre nature. Il faut préserver l’ordre naturel des choses : du négatif et du positif.
      • Cela ne permettrait pas aux âmes de s’exprimer, même si elles sont mauvaises parfois.
      • Si tout le monde était pur, il y aurait un fossé entre le paradis et les enfers. S’il y a trop de monde au paradis, il s’écroulerait sur le monde des mortels et il y aurait des catastrophes irréversibles.
      • Il faut une part d’imperfection dans le monde.
      • Si tout le monde est gentil, il n’y a plus rien à raconter.
      • Parfois le mal entraîne le bien.
      • Comme le dit Platon, « nul n’est méchant volontairement », donc nous n’avons pas besoin d’un Dévoreur d’Ombre pour capter notre âme « méchante » vu qu’au fond nous sommes tous gentils. Donc à la base, tout le monde est parfait et tout le monde est pur.
      • On ne sait pas : peut-être certaines personnes sont-elles parfaites. Donc pas besoin de Dévoreur d’Ombre, en tout cas pour elles.
      • Nous vivons très bien sans Dévoreur d’Ombre. Le monde ne sombre pas dans le nimportenawak. Ce n’est pas quelque chose dont nous avons BESOIN. Ce serait peut-être utile, mais ce n’est pas quelque chose de nécessaire.
      • Comme le yin et le yang : il n’y a pas de joie sans être passé par la haine. Le mal est partout et c’est grâce à cette haine que le monde que l’on connaît est comme il est. Sans cette haine, la société serait bouleversée.
      • On doit assumer ce que l’on fait et garder son âme comme elle est et donc assumer nos faits et gestes.
      • Bien que nous ayons des parts négatives en nos âmes, elles nous appartiennent. Cela voudrait dire supprimer une partie de soi-même. Nous devrions, à la place, vivre avec ces péchés et tirer des leçons de ceux-ci pour éviter de les refaire.
      • Être parfait ou imparfait est une question de points de vue. Nous pouvons être parfaits ou imparfaits aux yeux d’une personne… et l’inverse aux yeux d’une autre.
      • Il faut se libérer soi-même de la négativité.
      • Il faut de tout pour faire un monde.
      • L’âme, c’est la personne, c’est ce qui fait ce qu’elle est. Donc si on la nettoie, on ne sera plus nous-mêmes.
      • C’est l’imperfection qui fait la différence avec les autres. Si nous étions tous parfaits, nous serions tous semblables.
      • Personne n’est parfait. Il faut accepter cette partie de soi.
      • Les péchés que nous avons commis font partie de notre histoire (vie) et de la personne que nous sommes.
      • Chacun doit assumer sa personnalité et ses humeurs. Sinon cela veut dire que l’on ne s’assume pas soi-même.
      • Chacun mérite une seconde chance, voire même une troisième. De plus, de nos erreurs on apprend. De nos succès, pas autant. Il faut se remémorer ses erreurs pour pouvoir évoluer. Personne ne peut changer, mais tout le monde peut évoluer.

Une perspective évangélique : la parabole du bon grain et de l’ivraie

Pour l’auteur, la séparation du bon grain et de l’ivraie n’est pas pour ce temps. Elle est pour le temps de la fin (perspective « eschatologique », ce qui concerne les « derniers temps », le temps de l’accomplissement)

« Il leur proposa une autre parabole : « Le royaume des Cieux est comparable à un homme qui a semé du bon grain dans son champ. Or, pendant que les gens dormaient, son ennemi survint ; il sema de l’ivraie au milieu du blé et s’en alla.

Quand la tige poussa et produisit l’épi, alors l’ivraie apparut aussi. Les serviteurs du maître vinrent lui dire : “Seigneur, n’est-ce pas du bon grain que tu as semé dans ton champ ? D’où vient donc qu’il y a de l’ivraie ?”Il leur dit : “C’est un ennemi qui a fait cela.” Les serviteurs lui disent : “Veux-tu donc que nous allions l’enlever ?”

Il répond : “Non, en enlevant l’ivraie, vous risquez d’arracher le blé en même temps. Laissez-les pousser ensemble jusqu’à la moisson ; et, au temps de la moisson, je dirai aux moissonneurs : Enlevez d’abord l’ivraie, liez-la en bottes pour la brûler ; quant au blé, ramassez-le pour le rentrer dans mon grenier.” »

(…)

Tout cela, Jésus le dit aux foules en paraboles, et il ne leur disait rien sans parabole, accomplissant ainsi la parole du prophète : J’ouvrirai la bouche pour des paraboles, je publierai ce qui fut caché depuis la fondation du monde.

Alors, laissant les foules, il vint à la maison. Ses disciples s’approchèrent et lui dirent : « Explique-nous clairement la parabole de l’ivraie dans le champ. » Il leur répondit : « Celui qui sème le bon grain, c’est le Fils de l’homme ; le champ, c’est le monde ; le bon grain, ce sont les fils du Royaume ; l’ivraie, ce sont les fils du Mauvais. L’ennemi qui l’a semée, c’est le diable ; la moisson, c’est la fin du monde ; les moissonneurs, ce sont les anges. De même que l’on enlève l’ivraie pour la jeter au feu, ainsi en sera-t-il à la fin du monde. Le Fils de l’homme enverra ses anges, et ils enlèveront de son Royaume toutes les causes de chute et ceux qui font le mal ; ils les jetteront dans la fournaise : là, il y aura des pleurs et des grincements de dents. Alors les justes resplendiront comme le soleil dans le royaume de leur Père. Celui qui a des oreilles, qu’il entende ! »

(Évangile selon Saint Matthieu, chapitre 13)


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