Les mots de l’amour

Trois mots grecs pour nommer l’amour :

  • la philia (φιλία ) renvoie à l’amour d’amitié. Il implique une forme d’alliance durable entre deux personnes qui se sont librement choisies pour ce qu’elles sont davantage que parce qu’elles y trouvaient un intérêt. L’amitié implique une bienveillance réciproque (au sens premier du mot : veiller au bien d’autrui). L’amitié n’est pas exclusivement désintéressée, mais pas plus exclusivement intéressée.
  • l’eros (ερως) renvoie souvent à l’amour sexuel. Plus généralement il renvoie au désir intéressé, à la pulsion de possession. Sous la domination de l’eros, l’individu cherche avant tout une satisfaction personnelle. On peut, avec Freud, l’inventeur de la psychanalyse, l’associer à la libido. Chez les Grecs anciens, l’eros est également dépossession de soi, ivresse.
  • l’agapè (ἀγάπη) renvoie à l’amour désintéressé, à l’amour de sacrifice, à l’amour-charité (latin caritas). Seul compte l’autre sans attente égocentrée. C’est le mot qui est employé dans la première lettre attribuée à l’apôtre saint Jean quand il identifie Dieu : « Dieu est amour » (Theos Agapè estin ; θεὸς ἀγάπη ἐστίν ; Deus caritas est). L’agapè est un amour oblatif (qui pousse à s’offrir, à se donner, à se sacrifier).

Première épître de saint Jean (4, 8)

μὴ ἀγαπῶν οὐκ ἔγνω τὸν θεόν: ὅτι ὁ θεὸς ἀγάπη ἐστίν
mè agapôn ouk égnô to’n Théon : oti o Théo’s agapè éstin
Celui qui n’aime pas, n’a pas connu Dieu ; car Dieu est amour.

Considération théologique

Dieu, puisqu’il ne Lui manque rien contrairement à l’être humain, ne peut que donner. C’est ce que développe un rabbin italien, Alexandre Meloni, dans une étude reprise jadis dans son blog au sujet de la Bar/Bath Mitzva (littéralement : « fils/fille du commandement » : « Avant tout la Bar Mitzvà n’est pas une communion. Cette majorité religieuse est un passage à l’âge adulte bien sûr mais pas uniquement. Elle signe un changement radical du rapport au monde de l’enfant. Cela ressemble plus à une conversion. La conversion d’un individu qui ne savait, jusqu’à présent que prendre et qui doit maintenant apprendre à donner. Les rapports humains sont tous basés sur ce rapport prendre/donner. Les maîtres nous enseignent que pour diminuer la distance qu’il existe entre l’homme et D. il nous faut l’imiter. Il nous faut donc apprendre à donner toujours plus. Il s’agit de la conversion de l’égoïsme en altruisme et cela est possible en imitant l’Altruiste par excellence qu’est D. puisqu’Il ne peut rien recevoir qu’Il n’ait déjà !  « 

Un extrait de l’Encyclique Deus Caritas est (pape Benoît XVI, 25 décembre 2005)

Dans le débat philosophique et théologique, ces distinctions ont souvent été radicalisées jusqu’à les mettre en opposition entre elles : l’amour descendant, oblatif, précisément l’agapè, serait typiquement chrétien; à l’inverse, la culture non chrétienne, surtout la culture grecque, serait caractérisée par l’amour ascendant, possessif et sensuel, c’est-à-dire par l’eros. Si on voulait pousser à l’extrême cette antithèse, l’essence du christianisme serait alors coupée des relations vitales et fondamentales de l’existence humaine et constituerait un monde en soi, à considérer peut-être comme admirable mais fortement détaché de la complexité de l’existence humaine. En réalité, eros et agapè – amour ascendant et amour descendant – ne se laissent jamais séparer complètement l’un de l’autre. Plus ces deux formes d’amour, même dans des dimensions différentes, trouvent leur juste unité dans l’unique réalité de l’amour, plus se réalise la véritable nature de l’amour en général. Même si, initialement, l’eros est surtout sensuel, ascendant – fascination pour la grande promesse de bonheur –, lorsqu’il s’approche ensuite de l’autre, il se posera toujours moins de questions sur lui-même, il cherchera toujours plus le bonheur de l’autre, il se préoccupera toujours plus de l’autre, il se donnera et il désirera «être pour» l’autre. C’est ainsi que le moment de l’agapè s’insère en lui ; sinon l’eros déchoit et perd aussi sa nature même. D’autre part, l’homme ne peut pas non plus vivre exclusivement dans l’amour oblatif, descendant. Il ne peut pas toujours seulement donner, il doit aussi recevoir. Celui qui veut donner de l’amour doit lui aussi le recevoir comme un don. L’homme peut assurément, comme nous le dit le Seigneur, devenir source d’où sortent des fleuves d’eau vive (cf. Jn 7, 37-38). Mais pour devenir une telle source, il doit lui-même boire toujours à nouveau à la source première et originaire qui est Jésus Christ, du cœur transpercé duquel jaillit l’amour de Dieu (cf. Jn 19, 34).

Dans le récit de l’échelle de Jacob, les Pères ont vu exprimé symboliquement, de différentes manières, le lien inséparable entre montée et descente, entre l’eros qui cherche Dieu et l’agapè qui transmet le don reçu. Dans ce texte biblique, il est dit que le patriarche Jacob vit en songe, sur la pierre qui lui servait d’oreiller, une échelle qui touchait le ciel et sur laquelle des anges de Dieu montaient et descendaient (cf. Gn 28, 12; Jn 1, 51). L’interprétation que le Pape Grégoire le Grand donne de cette vision dans sa Règle pastorale est particulièrement touchante. Le bon pasteur, dit-il, doit être enraciné dans la contemplation. En effet, c’est seulement ainsi qu’il lui sera possible d’accueillir les besoins d’autrui dans son cœur, de sorte qu’ils deviennent siens: «Per pietatis viscera in se infirmitatem caeterorum transferat». Dans ce cadre, saint Grégoire fait référence à saint Paul qui est enlevé au ciel jusque dans les plus grands mystères de Dieu et qui, précisément à partir de là, quand il en redescend, est en mesure de se faire tout à tous (cf. 2 Co 12, 2-4; 1 Co 9, 22). D’autre part, il donne encore l’exemple de Moïse, qui entre toujours de nouveau dans la tente sacrée, demeurant en dialogue avec Dieu, pour pouvoir ainsi, à partir de Dieu, être à la disposition de son peuple. «Au-dedans [dans la tente], ravi dans les hauteurs par la contemplation, il se laisse au-dehors [de la tente] prendre par le poids des souffrants: Intus in contemplationem rapitur, foris infirmantium negotiis urgetur».

http://w2.vatican.va/content/benedict-xvi/fr/encyclicals/documents/hf_ben-xvi_enc_20051225_deus-caritas-est.html

Et en hébreu ? fidélité dans l’alliance et profondeur

  • ahabah  (אַהֲבָה) désigne l’amour en général : le désir sexuel, l’amour du prochain, l’amour paternel, l’affection… Par exemple au chapitre 29, verset 20 du livre de la Genèse : Ainsi Jacob servit sept années pour Rachel: et elles furent à ses yeux comme quelques jours, parce qu’il l’aimait.
  • hésed (חֶסֶד) désigne l’amour de fidélité, de bonté, de miséricorde. C’est avec ce mot qu’est souvent exprimé l’amour de Dieu pour Israël ou l’humanité. Psaume 6, verset 4 : Reviens, Seigneur ! délivre mon âme; Sauve-moi, à cause de ton amour
  • rehem (רָחַם) exprime la tendresse, l’amour profond d’une mère pour son enfant (les trois consonnes rhm désignent les entrailles, l’utérus), il exprime aussi la miséricorde de Dieu, sa compassion. Psaume 78, verset 38 : Mais lui, plein de miséricorde, au lieu de détruire, il pardonnait ; maintes fois, il retint sa colère au lieu de réveiller sa violence.A noter qu’en arabe, langue sémitique de la même famille que l’hébreu, c’est la même racine qui nomme Dieu comme miséricordieux : Allah Ar-Rahmān, Ar-Rahīm – الله  الرحمن  الرحيم– Allah le Tout-Miséricordieux, le Très-Miséricordieux. Toute récitation d’une sourate du Coran débute par cette expression :  Bismillâh Ar-Raḥmân Ar-Raḥîm,  Au nom de Dieu, le Tout Miséricordieux, le Très Miséricordieux.

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Bonus : Afficher et télécharger une interview (difficile) du philosophe catholique Jean-Luc Marion sur l’amour