Le Cid : Rodrigue « sujet » de deux dignités chevaleresques

L’action du Cid est situable dans le temps : au XIème siècle, durant la guerre de « reconquista » qui a vu la Chrétienté européenne reprendre progressivement au monde arabo-musulman les terres européennes qu’il dominait.

Mais la pièce est écrite au XVIIème siècle par un auteur qui a été formé par les valeurs littéraire de son époque, et plus largement par les valeurs littéraires qui ont marqué la littérature européenne, notamment la renaissance « courtoise » du XIIème siècle.

Il en ressort que deux valeurs chevaleresques se concurrencent, mais finissent par s’articuler, dans cette pièce :

  1. La dignité militaire

 

C’est la valeur qui apparaît dès le début de la pièce : Rodrigue est le fils d’une noble lignée, militaires, et il doit être à la hauteur de cette noblesse par une « générosité »[1] active. L’honneur, la dignité, familiale en dépend ! Au besoin, il doit, par sa bravoure, laver l’honneur bafoué de son père. Rodrigue, dans cette pièce, se montrera digne de ses ancêtres… et comment !

Cette dignité militaire se comprend par ailleurs dans le cadre de la féodalité : le noble est au service du roi, du suzerain pour lequel il combat. Là encore Rodrigue est parfaitement digne de la « foi » qui l’engage à servir le roi. Contrairement au père de Chimène : le conte, lui, fait preuve d’une forme de rébellion contre le roi, d’orgueil (Acte II, scène 1). Il est d’ailleurs sévèrement jugé par son suzerain (Acte II, scène 6).

 

Le chevalier est donc un « sujet » au service du Roi : sa dignité militaire implique un « assujettissement ». La grandeur implique une forme d’humilité devant plus grand que soi.

 

Dans nos sociétés démocratiques, dans nos républiques, cet assujettissement n’a pas disparu : il n’est plus service d’une personne, mais service du bien commun.

 

  1. La dignité courtoise

Au milieu du moyen-âge, dans les cours des châteaux, pendant que le Seigneur est occupé à la guerre, apparaît un nouvel « art d’aimer », un nouveau « code amoureux » : l’amour courtois, également nommé « l’amour fin » (en occitan, langue du sud de la France : la fin amor).

Le « jeu » amoureux n’est plus mené par l’homme, mais par la femme, ce qui est nouveau dans la société patriarcale. La dame met longuement à l’épreuve le jeune prétendant avant de se donner à lui (dans le cadre d’une relation pré-conjugale ou extra-conjugale).

Le Chevalier doit mériter sa Dame (du latin « Domina » : celle qui domine, la « maîtresse, la « seigneuresse ») :

  • En se mettant en valeur dans des tournois, des épreuves physiques (on retrouve l’idéal du vaillant guerrier, plein de force, de bravoure) ;
  • En se mettant en valeur dans des épreuves littéraires : il écrira des poèmes centrés sur l’expression fine, raffinée, de son désir amoureux pour la Dame ;
  • Dans une ultime épreuve qui démontrera sa maîtrise sexuelle, la « pureté » de son amour : « l’assag » qui consiste passer, une nuit, nu, avec la Dame, nue également. Nuit où ne sont autorisés que les baisers, les étreintes, les caresses.

 

Une fois ces épreuves réussies la Dame accorde le « don de merci »[2] au chevalier qui a prouvé son fin amor.

Les Dames de l’époque courtoise sont les premières féministes.

Toute la deuxième partie de la pièce, qui va culminer, avec l’imposition du mariage à Chimène et Rodrigue nous montre un Rodrigue qui ne doit plus seulement être militairement digne de son père, mais également digne de Chimène à laquelle il s’assujettit, de l’amour qu’il éprouve pour elle. Son langage se fait plus raffiné, ce n’est plus seulement l’exploit militaire violent qui confère une dignité au jeune chevalier, mais la qualité de son âme, de son esprit.

 

  1. Amour et assujettissement dans la Chrétienté

Être assujetti, concevoir sa vie comme un service de plus grand que soi… c’est le point commun entre les deux logiques morales décrites ci-dessus.

On peut, je pense, en considérer le caractère chrétien (l’Europe du Moyen-Age et l’Europe des temps modernes jusqu’à la Révolution française est une « Europe Chrétienne », appelée « Chrétienté »).

Les relations humaines, dans la théologie chrétienne, impliquent d’abord une égalité de fond. Le noyau du christianisme n’est pas patriarcal, même s’il s’est installé dans des sociétés patriarcales.

Saint Paul : « Dans le Christ, « il n’y a plus ni juif ni grec, il n’y a plus ni esclave ni homme libre, il n’y a plus l’homme et la femme, car tous, vous ne faites plus qu’un dans le Christ Jésus. » (Épître aux Galates, chapitre 3).

L’organisation politique de la « cité » peut nécessiter des formes de hiérarchies entre les citoyens, mais ils restent fondamentalement égaux.

Ces relations humaines, fondamentalement égalitaires, doivent néanmoins se vivre à l’imitation du Christ : dans un esprit de service où l’autre est considéré comme plus grand que soi.

Saint Paul, à nouveau : « Ne soyez jamais intrigants ni vaniteux, mais ayez assez d’humilité pour estimer les autres supérieurs à vous-mêmes. Que chacun de vous ne soit pas préoccupé de ses propres intérêts ; pensez aussi à ceux des autres. Ayez en vous les dispositions qui sont dans le Christ Jésus : Le Christ Jésus, ayant la condition de Dieu, ne retint pas jalousement le rang qui l’égalait à Dieu. Mais il s’est anéanti, prenant la condition de serviteur, devenant semblable aux hommes. Reconnu homme à son aspect, il s’est abaissé, devenant obéissant jusqu’à la mort, et la mort de la croix. » (Épître aux Philippiens, chapitre 2)

[1] « générosité » : au sens de « noblesse ». Le mot vient du latin « genere » (engendrer). Est généreux celui qui a été engendré dans une noble famille et met ses actes en conformité avec son origine.

[2] Merci : du latin merces/mercedes : la récompense


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