Morale et littérature

« Morale » est un mot qui vient du latin mores (comportements, mœurs).

La littérature a une portée morale non parce qu’elle dirait ce qu’il faut faire pour bien faire, comment il faut agir pour bien agir, mais parce que les œuvres littéraires, par-delà le bien et le mal, par-delà le jugement moral, représentent les mœurs, les comportements. Sans juger. Pour chercher à les comprendre.

Un écrivain n’est donc pas un moralisateur, mais un moraliste : il cherche à représenter les mœurs, les comportements des humains, particulièrement leur travers. Il vise autant à distraire le lecteur qu’à le faire réfléchir sur lui-même et les autres, sur lui-même en relation avec les autres.

Le philosophe allemand Nietzsche invitait à philosopher à coup de marteau non pour fracasser les valeurs, constructions arbitraires que souvent les humains absolutisent à tort, mais pour les faire tinter et en donner à entendre le creux, la fausseté (comme est fausse une note de musique). « Quant aux idoles qu’il s’agit d’ausculter, ce ne sont cette fois pas des idoles de l’époque, mais des idoles éternelles, que l’on frappe ici du marteau comme d’un diapason — il n’est pas d’idoles plus anciennes, plus sûres de leur fait, plus enflées de leur importance… » (Friedrich Nietzsche, Le Crépuscule des Idoles »

Milan Kundera, romancier français d’origine tchèque, a insisté souvent sur cela :

 « Découvrir ce que seul un roman puisse découvrir,c’est la seule raison d’être d’un roman. Le roman qui ne découvre pas une portion jusque là inconnue de l’existence est immoral. La connaissance est la seule morale du roman. » (Milan Kundera)

« Suspendre le jugement moral ce n’est pas l’immoralité du roman, c’est sa morale. La morale qui s’oppose à l’indéracinable pratique humaine de juger tout de suite, sans cesse, et tout le monde, de juger avant et sans comprendre. Cette fervente disponibilité à juger est, du point de vue de la sagesse du roman, la plus détestable bêtise, le plus pernicieux mal. Non que le romancier conteste, dans l’absolu, la légitimité du jugement moral, mais il le renvoie au-delà du roman. Là, si cela vous chante, accusez Panurge pour sa lâcheté, accusez Emma Bovary, accusez Rastignac, c’est votre affaire ; le romancier n’y peut rien. » (Milan Kundera, Les testaments trahis, 1993)

Les écrivains classiques du 17ème siècle ont donné un très grand nombre de moralistes.

Des auteurs de portraits comme La Bruyère :

« Giton a le teint frais, le visage plein et les joues pendantes, l’œil fixe et assuré, les épaules larges, l’estomac haut, la démarche ferme et délibérée. Il parle avec confiance ; il fait répéter celui qui l’entretient, et il ne goûte que  médiocrement tout ce qu’il lui dit. Il déploie un ample mouchoir et se mouche avec grand bruit ; il crache fort loin, et il  éternue fort haut. Il dort le jour, il dort la nuit, et profondément ; il ronfle en compagnie. Il occupe à table et à la  promenade plus de place qu’un autre. Il tient le milieu en se promenant avec ses égaux ; il s’arrête, et l’on s’arrête ; il  continue de marcher, et l’on marche : tous se règlent sur lui. Il interrompt, il redresse ceux qui ont la parole : on ne  l’interrompt pas, on l’écoute aussi longtemps qu’il veut parler ; on est de son avis, on croit les nouvelles qu’il débite. S’il  s’assied, vous le voyez s’enfoncer dans un fauteuil, croiser les jambes l’une sur l’autre, froncer le sourcil, abaisser son  chapeau sur ses yeux pour ne voir personne, ou le relever ensuite, et découvrir son front par fierté et par audace. Il est  enjoué, grand rieur, impatient, présomptueux, colère, libertin, politique, mystérieux sur les affaires du temps ; il se croit  du talent et de l’esprit. Il est riche.

Phédon a les yeux creux, le teint échauffé, le corps sec et le visage maigre; il dort peu, et d’un sommeil fort léger; il est  abstrait, rêveur, et il a avec de l’esprit l’air d’un stupide: il oublie de dire ce qu’il sait, ou de parler d’événements qui lui  sont connus; et s’il le fait quelquefois, il s’en tire mal, il croit peser à ceux à qui il parle, il conte brièvement, mais  froidement; il ne se fait pas écouter, il ne fait point rire. Il applaudit, il sourit à ce que les autres lui disent, il est de leur  avis; il court, il vole pour leur rendre de petits services. Il est complaisant, flatteur, empressé; il est mystérieux sur ses  affaires, quelquefois menteur; il est superstitieux, scrupuleux, timide. Il marche doucement et légèrement, il semble  craindre de fouler la terre; il marche les yeux baissés, et il n’ose les lever sur ceux qui passent. Il n’est jamais du nombre de  ceux qui forment un cercle pour discourir; il se met derrière celui qui parle, recueille furtivement ce qui se dit, et il se  retire si on le regarde. Il n’occupe point de lieu, il ne tient point de place; il va les épaules serrées, le chapeau abaissé sur  ses yeux pour n’être point vu; il se replie et se renferme dans son manteau; il n’y a point de rues ni de galeries si  embarrassées et si remplies de monde, où il ne trouve moyen de passer sans effort, et de se couler sans être aperçu. Si on  le prie de s’asseoir, il se met à peine sur le bord d’un siège; il parle bas dans la conversation, et il articule mal; libre  néanmoins sur les affaires publiques, chagrin contre le siècle, médiocrement prévenu des ministres et du ministère. Il  n’ouvre la bouche que pour répondre; il tousse, il se mouche sous son chapeau, il crache presque sur soi, et il attend qu’il  soit seul pour éternuer, ou, si cela lui arrive, c’est à l’insu de la compagnie: il n’en coûte à personne ni salut ni compliment.  Il est pauvre. »

Des auteurs de maximes (d’apophtegmes) comme La Rochefoucauld :

  • Nos vertus ne sont, le plus souvent, que des vices déguisés.
  • Le soleil ni la mort ne se peuvent regarder fixement.
  • Si nous n’avions point de défauts, nous ne prendrions pas tant de plaisir à en remarquer dans les autres.
  • Nous aimons toujours ceux qui nous admirent ; et nous n’aimons pas toujours ceux que nous admirons.
  • Il n’y a que ceux qui sont méprisables qui craignent d’être méprisés.

Des penseurs comme Blaise Pascal :

L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature ; mais c’est un roseau pensant. Il ne faut pas que l’univers entier s’arme pour l’écraser. Une vapeur, une goutte d’eau suffit pour le tuer. Mais quand l’univers l’écraserait, l’homme serait encore plus noble que ce qui le tue ; parce qu’il sait qu’il meurt ; et l’avantage que l’univers a sur lui, l’univers n’en sait rien.

Ainsi toute notre dignité consiste dans la pensée. C’est de là qu’il faut nous relever, non de l’espace et de la durée. Travaillons donc à bien penser. Voilà le principe de la morale. Il est dangereux de trop faire voir à l’homme combien il est égal aux bêtes, sans lui montrer sa grandeur. Il est encore dangereux de lui faire voir sa grandeur sans sa bassesse. Il est encore plus dangereux de lui laisser ignorer l’un et l’autre. Mais il est très avantageux de lui représenter l’un et l’autre.

Que l’homme donc s’estime son prix. Qu’il s’aime ; car il a en lui une nature capable de bien ; mais qu’il n’aime pas pour cela les bassesses qui y sont. Qu’il se méprise parce que cette capacité est vide ; mais qu’il ne méprise pas pour cela cette capacité naturelle. Qu’il se haïsse ; qu’il s’aime : il a en lui la capacité de connaître la vérité et d’être heureux ; mais il n’a point de vérité ou constante ou satisfaisante.

Un fabuliste comme la Fontaine :

LE LOUP ET L’AGNEAU

La raison du plus fort est toujours la meilleure :
Nous l’allons montrer tout à l’heure.

Un Agneau se désaltérait
Dans le courant d’une onde pure.
Un Loup survient à jeun, qui cherchait aventure,
Et que la faim en ces lieux attirait.
Qui te rend si hardi de troubler mon breuvage ?
Dit cet animal plein de rage :
Tu seras châtié de ta témérité.
Sire, répond l’Agneau, que Votre Majesté
Ne se mette pas en colère ;
Mais plutôt qu’elle considère
Que je me vas désaltérant
Dans le courant,
Plus de vingt pas au-dessous d’Elle ;
Et que par conséquent, en aucune façon,
Je ne puis troubler sa boisson.
Tu la troubles, reprit cette bête cruelle,
Et je sais que de moi tu médis l’an passé.
Comment l’aurais-je fait si je n’étais pas né ?
Reprit l’Agneau ; je tette encor ma mère.
Si ce n’est toi, c’est donc ton frère.
Je n’en ai point. C’est donc quelqu’un des tiens:
Car vous ne m’épargnez guère,
Vous, vos Bergers et vos Chiens.
On me l’a dit : il faut que je me venge.
Là-dessus, au fond des forêts
Le loup l’emporte et puis le mange,
Sans autre forme de procès.

Ou encore des dramaturges (auteurs de théâtre) comme Molière… ou Racine dans cet extrait où Phèdre  regarde sans concession sa passion sexuelle pour son beau-fils Hippolyte :

Mon mal vient de plus loin. A peine au fils d’Egée
Sous ses lois de l’hymen je m’étais engagée,
Mon repos, mon bonheur semblait être affermi ;
Athènes me montra mon superbe ennemi :
Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue ;
Un trouble s’éleva dans mon âme éperdue ;
Mes yeux ne voyaient plus, je ne pouvais parler ;
Je sentis tout mon corps et transir et brûler ;
Je reconnus Vénus et ses feux redoutables,
D’un sang qu’elle poursuit, tourments inévitables.
Par des vœux assidus je crus les détourner :
Je lui bâtis un temple, et pris soin de l’orner ;
De victimes moi-même à toute heure entourée,
Je cherchais dans leurs flancs ma raison égarée :
D’un incurable amour remèdes impuissants !
En vain sur les autels ma main brûlait l’encens :
Quand ma bouche implorait le nom de la déesse,
J’adorais Hippolyte ; et, le voyant sans cesse,
Même au pied des autels que je faisais fumer,
J’offrais tout à ce dieu que je n’osais nommer.
Je l’évitais partout. O comble de misère !
Mes yeux le retrouvaient dans les traits de son père.
Contre moi-même enfin j’osai me révolter :
J’excitai mon courage à le persécuter.
Pour bannir l’ennemi dont j’étais idolâtre,
J’affectai les chagrins d’une injuste marâtre ;
Je pressai son exil ; et mes cris éternels
L’arrachèrent du sein et des bras paternels.
Je respirais, Œnone ; et, depuis son absence,
Mes jours moins agités coulaient dans l’innocence ;
Soumise à mon époux, et cachant mes ennuis,
De son fatal hymen je cultivais les fruits.
Vaines précautions ! Cruelle destinée !
Par mon époux lui-même à Trézène amenée,
J’ai revu l’ennemi que j’avais éloigné :
Ma blessure trop vive aussitôt a saigné.
Ce n’est plus une ardeur dans mes veines cachée :
C’est Vénus tout entière à sa proie attachée.


Plus près de nous, au XXème siècle, la littérature de « l’absurde » a également placé le souci moraliste au cœur de l’entreprise littéraire. Cronopes et Fameux de Julio Cortazar , par exemple… À nous de réfléchir à ce qui est symbolisé derrière ces trois catégories de personnages que sont les Cronopes, les Fameux et les Espérances :

Le déjeuner

Un Cronope parvint non sans peine à établir un thermomètre de vies. Quelque chose entre le thermomètre et le topomètre, entre la fiche et le curriculum vitae.Par exemple si le Cronope recevait chez lui un Fameux, une Espérance et un professeur de langues vivantes, il en déduisait, d’après ses plus récentes découvertes, que le Fameux était infra-vie, l’Espérance para-vie et le professeur de langues inter-vie. Quant au Cronope lui-même, il se considérait légèrement super-vie mais plus par poésie que par vérité.

À l’heure du déjeuner, ce Cronope savourait fort la conversation de ses invités car ils croyaient parler des mêmes choses et c’était pure illusion. L’inter-vie brassait des abstractions telles qu’esprit et conscience que le para-vie écoutait comme on écoute pleuvoir, tâche délicate. Et, bien entendu, l’infra-vie demandait à tout instant le gruyère râpé et le super-vie coupait le poulet en quarante-deux mouvements pas un de plus, méthode Stanley Fitzsimmons. Au dessert, les vies se saluaient et s’en allaient vaquer à leurs occupations et il ne restait plus sur la table que de petits morceaux épars de la mort.

(Le texte en espagnol… avec une analyse en espagnol… sur le blog d’étudiants en espagnol à l’Institut Cervantes de Rio de Janeiro)

Le Cronope n’est-il pas le plus nietzschéen des trois catégories de personnages imaginés par Julio Cortázar ?


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