Poètes et poétesses d’ailleurs : Turquie, Congo, Rwanda, Algérie, Maroc

Yaşamaya Dair…

Yaşamak şakaya gelmez,
büyük bir ciddiyetle yaşayacaksın
bir sincap gibi mesela,
yani, yaşamanın dışında ve ötesinde hiçbir şey beklemeden,
yani bütün işin gücün yaşamak olacak.

Yaşamayı ciddiye alacaksın,
yani o derecede, öylesine ki,
mesela, kolların bağlı arkadan, sırtın duvarda,
yahut kocaman gözlüklerin,
beyaz gömleğinle bir laboratuvarda
insanlar için ölebileceksin,
hem de yüzünü bile görmediğin insanlar için,
hem de hiç kimse seni buna zorlamamışken,
hem de en güzel en gerçek şeyin
yaşamak olduğunu bildiğin halde.

Yani, öylesine ciddiye alacaksın ki yaşamayı,
yetmişinde bile, mesela, zeytin dikeceksin,
hem de öyle çocuklara falan kalır diye değil,
ölmekten korktuğun halde ölüme inanmadığın için,
yaşamak yani ağır bastığından.

À propos de vivre…

Vivre n’est pas une plaisanterie,
tu vivras avec un grand sérieux,
comme le fait un écureuil, par exemple,
n’attendre rien sauf et au-delà de la vie,
ta seule occupation sera de vivre.

Tu prendras la vie au sérieux,
et au sérieux à tel point que,
par exemple les bras liés, le dos au mur,
ou dans un laboratoire avec une chemise blanche et de grandes lunettes,
tu devras pouvoir mourir pour les autres,
les autres dont tu n’auras même pas vu le visage,
bien que personne ne t’y ait forcé.
bien que tu saches que,
vivre est la plus belle chose belle, la plus vraie.

Tu prendras la vie au sérieux à tel point que, même à 70 ans, tu planteras des oliviers,
et pas pour que tes enfants en héritent, non !

mais plutôt parce que tu redoutes la mort, alors même que tu ne crois pas en son existence et que la vie pèse plus lourd dans la balance.

Nazim Hikmet (1901-1963, Turquie)

Natte à tisse

Il venait de livrer le secret du soleil
et voulut écrire le poème de sa vie

pourquoi des cristaux dans son sang
pourquoi des globules dans son rire

il avait l’âme mûre
quand quelqu’un lui cria
sale tête de nègre

depuis il lui reste l’acte suave de son rire
et l’arbre géant d’une déchirure vive
qu’était ce pays qu’il habite en fauve
derrière des fauves devant derrière des fauves

Tchicaya U Tam’si (1931-1988, Congolais – écrit en français)

Gros sang

J’ai donné ma tête contre un faux néant
Pour retrouver la large épopée des géants…
Je suis l’acier trempé, le feu des races neuves
Dans mon gros sang rouge écument troublants des fleuves

Des fleuves où végètent crûment des poisons
Monde grossièreté Astre gueule à jurons
Vois j’apporte plus d’un rêve humain dans mes mains
Il me faut l’espace et j’ai honte de la faim

Ma chair a rudement crié contre mes tempes
Des passions pailletées soleils flottants sans hampe
Mon destin écorché éclate au soleil
Il ne faut pas dormir je sonne les réveils

Au coin d’un ciel ô charognard temps malmeneur
Tu n’auras pas ma carcasse je sors vainqueur
Ma prunelle est d’acier mon rire est de fer
Mes mains ont tout détaillé j’ai fait le jour clair

J’ai disloqué les vents puisqu’il faut qu’on m’entende
Pour retrouver blessant les désirs qu’on ne vende
Je suis l’acier trempé, le feu des races neuves
Dans mon gros sang rouge écument troublants des fleuves

Tchicaya U Tam’si – Extrait du recueil ‘‘Le Mauvais sang’’.

Ngumye gurerera uyu mucyamu
Nzi ko mu cyeragati haliya,
Ngana mu cyuzi kizira inkombe ?
Ngumye nshurange nshuma akarenge
Nsa n’umushamba uvuganya akamu
Ashora akaliba kazitsembye ?

Continuerai-je cette pente pour toujours
Bien que je sache qu’au-delà
de mon regard
Je n’irai qu’à une rivière sans bords?
Continuerai-je les pas
de mon instrument
Comme le berger qui répète
son appel
Pour guider le bétail à un puits
qui les noiera ?

Cyprien Rugamba (1935-1994), Rwandais
Une étude sur le poète et ce poème

LA CLÉ DE VOÛTE (hommage à John Lennon)

Qu’est-tu, Strawberry Fields, pour que tout le monde vienne spontanément et gaiement vers toi ? Es-tu ce patriarche, chevelure blanche et barbe foisonnante, autour duquel, le soir, près du feu, enfants et petits-enfants se regroupent pour apprendre de ses lèvres les valeurs ancestrales telles que le sentiment d’une amitié sincère, le plaisir d’une collaboration efficace, la joie de voir naître et se développer l’œuvre à laquelle chacun apporte sa contribution ?
Es-tu cet enclos traditionnel, surmonté de ficus séculaires et touffus, où s’organisent les noces d’été et vers lequel de multiples sentiers, serpentant collines et vallées, amènent des convives dans leur plus bel apparat ?
Tu ressemble aux demeures de nos pères, dans lesquelles une multitude de perches isolées, plantées en cercle dans le sol, s’élèvent, légèrement ployées, pour créer un point de jonction qui sera, à la fois, le sommet et la clé de voûte de toute l’architecture.
Bien plus qu’une simple évocation, tu es, par l’esprit de concorde qui te fait naître, un défi.
Défi contre l’égoïsme des hommes où l’individualisme exacerbé rapporte tout à soi et refuse de rencontrer et de partager avec le voisin.
Défi contre la gangrène de la confrontation qui sape l’esprit de collaboration, installe à demeure les antagonistes chroniques entretenus à grands frais et dont le triste résultat n’est rien d’autre que luttes idéologiques, conflits armés, détresse de millions de personnes déplacées ou désespoir de groupes évincés.
Défi contre les impérialismes politiques, économiques et culturels qui dénient à celui-ci le droit à l’autonomie, à celui-là la possibilité d’exploiter à son profit ses propres ressources, et aux autres le libre choix d’une culture conforme à leurs modes de pensée.
Défi contre la discrimination des populations ou des races, où les brimades, les taudis et la ségrégation constituent, au grand agrément de quelques seigneurs à l’esprit sadique et au langage fallacieux, une marque outrageante à la face de la communauté humaine.
Défi contre la pollution de l’environnement où, entre autres facteurs de dégradation du milieu, l’entassement des hommes et l’émanation de gaz toxiques menacent la salubrité publique et provoquent le déséquilibre des écosystèmes, au détriment de l’homme, victime naïve de lui-même.
Défi contre l’oubli des signes et des valeurs qui ont jalonné l’histoire de l’humanité, des idées fécondes de joie, de beauté et d’amour qui ont inspiré les artistes de tous les temps et sous toutes les latitudes.
Strawberry Fields, tu es un appel de l’homme à l’écoute du monde et de la vie, un reflet de tous les continents.
Tu es une plate-forme de choix, où l’homme, à quelque culture qu’il appartienne, vient communiquer les richesses inépuisables et les beautés ineffables de l’art et de l’inspiration en général.
Tu es un mémorial d’un homme qui, au milieu des vicissitudes a su dominer les contingences et chanter la délicatesse des sentiments intimes avec les accents d’une haute élévation et d’un pur raffinement.
Je te salue Strawberry Fields, image riante de mon pays où le Rwanda retrouve la paix et la verdure de ses paysages, la fraîcheur et la salubrité de ses climats, l’hospitalité et l’accueil de ses habitants.
Image riante de mon pays, où le pâtre, au crépuscule, à l’ombre d’un bois sacré, tire de sa flûte des airs aigres-doux, auxquels répondent en écho les chants pastoraux des bergers alentour ou la corne d’un chasseur attardé.
Image riante de mon pays, où les collines, couvertes de bananeraies et ondoyant sous la caresse du vent ou languissant sous un soleil accablant, s’adossent, comme dans un rassemblement concerté, à la chaîne des montagnes et contreforts de volcans millénaires, d’où jaillissent et se précipitent en cascades les sources insoupçonnés du Nil lointain.

Je te salue, Strawberry Fields
jardin nouveau dans le Nouveau Monde
haies vives, senteurs balsamiques,
vivante réplique des collines d’Afrique
Jardin nouveau dans le Nouveau Monde
Allées sablées, parterres gazonnés,
Bosquets ombragés, œillets, muguets
Où l’esprit quiet et fécond se délecte et crée
Jardin nouveau dans le Nouveau Monde
où, loin des effluves des quais
du bourdonnement des quartiers
l’âme se recueille dans l’immensité

Cyprien Rugamba (1935-1994), Rwandais

Traverser

Au fond jadis importe peu
insaisissable
je ne me souviens plus très bien
les ports sont bouclés aux promeneurs
des clandestins potentiels
arlequins
la moindre pénurie les pousse à faire le saut de l’ange
traverser pour le plaisir mince de déguster
une bière de marque à la terrasse anonyme
et frétillante du bar-tabac-PMU
Le Nemrod ou Le Terminus
cette faim
lécher les vitrines méthodiquement sémillantes
sous un parapluie  O le Paradis
bonheur à portée de bourse  aventure
enfin finir par expatrier femme enfants
Quand je les interroge aujourd’hui ils ont oublié la
malchance
les contrôles stricts les rafles dans le métro.
Des tracas à la pelle !
Ils se retrouvent vieux dans une banlieue quadrillée.
Les enfants ne répondent plus à l’appel
Les petits-enfants sont aphasiques.
Un poste-cassette entretient la mémoire.
Ils n’ont rien choisi.
Ils vont et viennent
en avion maintenant
impotents
nostalgiques
reculant sans cesse
les arguments foisonnent et les prétextes
toujours valables
la traversée décisive.

Habib Tengour, Algérien, né en 1947 – écrit en français –
extrait de Traverser, éd. La Rumeur des âges, La Rochelle, 2002, repris dans Des chèvres noires

Tes vagues
voudront-elles de moi
lorsque mes larmes
dociles
s’offriront à la mer

Ton horizon
s’ouvrira-t-il à mon regard
comme à ta lumière
mes mains.

Samira Negrouche, Algérienne, née en 1980 – écrit en Français –
Iridienne, Éditions Color Gang, Collection Luminaires, Lyon, 2005, page 59. Gravures sur calque d’Yves Olry.

Tu ne te résignes pas
à relâcher le bord du ciel

à neuf heures
ce matin
tu tiens le souffle du voilier
aller vers le chemin le plus étroit

redessiner le mirage

Tu te demandes ce qu’est
un lieu à soi
si tu dois te délaver
t’alléger de tes promesses

hier tu voulais savoir si
et voilà que tu ne sais plus pourquoi

Il eut fallu s’y jeter sans prévisions

Samira Negrouche, « Moins Un » in Six arbres de fortune autour de ma baignoire,
Éditions Mazette, 2017, pp. 14-15.

De l’homme à son humanité
la poésie est le chemin le plus court
le plus sûr

Art premier
la poésie est dans le secret
des origines
Et du futur
elle a déjà des souvenirs

Abdellatif Laâbi, Marocain né en 1942 – écrit en Français

ÉCRIS LA VIE

La terre est si patiente
Elle attend son chantre
qui tarde un peu
puis se présente
Beau flatteur
il se fait vite pardonner
C’est qu’il est un peu musicien
et peintre mettant la main à la pâte
avec des mots
qui connaissent le chemin du cœur
Le voici
entonnant avec des accents sincères
sa vieille antienne
que la terre fait semblant
d’entendre
pour la première fois

La vie s’ingénie
aux offrandes inestimées
et pour les recevoir de sa main
mieux vaut être averti
de l’intention
du code de la cérémonie
des ablutions morales
devant être accomplies
des mots de trop
— comme ces stupides merci —
de la délicatesse du geste
et de la révérence digne
Et puis
au moment de se retirer
surtout ne pas se précipiter
comme ces vainqueurs qui n’ont d’autre hâte
que d’aller exhiber à la foule des frustrés
leur trophée

C’est une maison
où nous avons reçu à profusion
la saveur et l’odeur des êtres
les couleurs tactiles des éléments
la beauté pudique des arbres
Nous y avons mangé de préférence
avec l’étranger
bu avec le commensal le plus désespéré
et veillé de nuit comme de jour
avec nos fantômes avisés
Nous y avons conçu les enfants libres
de nos rêves
Tout cela
en gardant une oreille suspendue à la porte
pour capter les pas hésitants
de l’inespéré

Abdellatif Laâbi (Editions de la Différence, 2005)


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